Article paru dans Sedes Sapientiæ n°150
Pourquoi sommes-nous heureux de recevoir une lettre, un appel, de savoir que l’on peut compter sur de nombreux amis ou relations ? La réponse est simple : nous avons tous inscrit, au cœur de notre être, le désir d’aimer et d’être aimé. Nous avons la conviction profonde que c’est l’amour qui justifie notre existence.
Le corollaire de cette vérité est que nous avons peur de la solitude : elle apparaît comme une disgrâce, le signe que notre vie ne compte pas aux yeux des autres. Et, bien souvent, la tentation est là : si ma vie ne compte pas aux yeux des autres, a-t-elle seulement de la valeur ? Comme l’écrit Stendhal, « la solitude est affreuse : c’est l’emblème de la disgrâce [1] ».
Pourtant, la solitude fait partie de notre existence. L’expérience montre qu’elle n’est pas toujours négative : nous la recherchons parfois comme un bien précieux, nécessaire pour prendre du recul, réfléchir, prier. Dans la tradition chrétienne, l’érémitisme revêt une dimension positive, et constitue pour ceux qui y sont appelés une perfection parmi les formes de vie religieuse.
La solitude est donc une donnée ambiguë : nous devons apprendre à la vivre, et à en discerner la signification. Tournons donc, pour commencer, nos regards vers Jésus, Lui dont saint Thomas aimait à rappeler que « toutes ses actions furent un enseignement pour nous [2] ». En méditant sur son rapport à la solitude, nous pourrons discerner quelle place doit avoir la solitude dans notre vie, et surtout avec quelles dispositions notre cœur doit l’affronter.
Jésus aime à passer du temps avec les hommes, et sa vie publique nous a laissé de magnifiques exemples d’amitiés. Que l’on pense notamment à sa relation privilégiée avec Marthe, Marie et Lazare, chez qui il aimait se reposer à Béthanie. Le peuple ne s’y est pas trompé, en voyant les larmes couler de ses yeux devant le tombeau de Lazare : « Voyez comme il l’aimait » (Jn 11, 36).
Mais il ne faut pas oublier que la plus grande partie de sa vie fut « cachée » à Nazareth, dans la retraite du foyer familial. Et les trois ans de sa vie publique sont scandés par des temps où Jésus se retirait seul pour prier. La chose est particulièrement notable selon l’évangile de saint Luc : avant chaque étape importante de son apostolat (le choix des disciples par exemple en Lc 6, 12-13), Jésus passe la nuit en prière. C’est dans la solitude également qu’Il fait face à la souffrance de l’agonie, privé des consolations de l’amitié : car ils dorment, ceux qu’Il avait appelés quelques heures auparavant ses « amis » (Jn 15, 15). Privé des secours humains – même Pierre ne le suivait que « de loin » (Mc 14, 54) –, le Christ s’enfonce toujours plus dans les profondeurs de la solitude, jusqu’à laisser tomber de ses lèvres ce cri bouleversant : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15, 34 ; Mt 27, 46).
L’intensité dramatique du cri d’abandon doit cependant être comprise à la lumière de cette autre affirmation de Jésus : « Je ne suis pas seul, car le Père est avec moi » (Jn 16, 32 ; cf. 8, 29). La solitude, de l’aveu même du Christ, se joue sur plusieurs plans : la recherche d’une solitude humaine peut être l’occasion d’une communion d’autant plus intense avec Dieu.
Instruits par l’exemple de notre Sauveur, il nous revient à présent de dégager la valeur, positive ou négative, des différentes solitudes que toute existence humaine doit affronter [3].
I - La solitude, une donnée incompressible de l’existence humaine
Liberté, personne, nature
Il est un fait d’expérience tout simple, presque banal, mais dont la simplicité même révèle une vérité très profonde : c’est moi, et moi seul, qui ai à répondre de mes actes, devant Dieu, et devant les hommes. Les actes qui méritent en vérité le qualificatif d’humains sont ceux dont l’homme est maître. C’est ainsi qu’au cœur de sa réflexion sur la personne, dans le traité sur la Trinité, saint Thomas invite à considérer l’exercice autonome d’une volonté déterminant ses propres actes comme manifestation de la fine pointe de la personnalité [4] : « les substances raisonnables [c’est-à-dire les personnes] ont la maîtrise de leurs actes : elles ne sont pas “agies” […], mais elles agissent par elles-mêmes [5] ».
Cette vérité, des plus importantes pour la vie morale, a été exprimée sous la forme d’un adage que l’on trouve souvent sous la plume des auteurs médiévaux : « actus sunt suppositorum », les actes viennent des suppôts, c’est-à-dire des sujets de nature spirituelle, en bref des personnes. Par sa liberté, l’homme est donc d’une certaine façon « causa sui », « cause de lui-même [6] ». Certes, ce pouvoir qu’a la personne sur ses propres actes n’est pas à penser, à la manière de Sartre, comme une création de son essence : « dans la ligne existentialiste, être libre suppose d’accepter courageusement d’agir à partir de rien d’autre que de mon propre choix, en assumant pleinement qu’un tel acte relève de mon engagement individuel et que j’en porte la pleine responsabilité. Il n’y a pas d’essence, de nature ou de norme universelle qui précèdent mon existence singulière et libre [7] ». La vision sartrienne de la liberté, si elle honore la part inaliénable qui revient à la personne singulière dans la production de son acte, méconnaît que cette même personne n’a d’existence qu’« immergée » dans une nature spirituelle [8].
Créé par Dieu, l’homme reçoit de Lui une essence déterminée, dont il lui revient de déployer les virtualités et d’actualiser les dynamismes profonds. Mais ce déploiement de la nature s’opère toujours selon un mode humain, c’est-à-dire libre. À la différence des animaux qui sont guidés par leur instinct, les hommes doivent s’approprier personnellement les orientations de leur nature ; tel est le rôle propre de la personne : ratifier librement l’inclination vers le bien de ma nature, et m’y porter, par mes actes, comme vers ma fin. « Agir en vue d’une fin, écrit en ce sens saint Thomas, ne relève pas de la nature, mais de la personne [non est naturæ sed personæ] [9] ». L’acte libre ne peut se comprendre que dans ce jeu subtil entre personne et nature, de sorte que la question décisive d’une vie morale réussie pourrait bien être celle-ci : comment articuler la singularité de la personne avec l’exigence des normes universelles impérées par la nature humaine ?
Responsabilité et solitude
La réponse à cette question est au cœur d’un des paradoxes de nos sociétés contemporaines : l’exaltation du sujet libre promue par la philosophie moderne nous a rendus très attentifs à la singularité de chaque personne. Chacun veut être unique, reconnu dans son identité. Et pourtant, dès qu’il s’agit de prendre des décisions, on observe bien souvent un refus ou une peur de l’engagement : on préfère se fondre dans la masse, plutôt que d’assumer sa responsabilité. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que tout choix véritable renvoie au mystère de notre liberté, tel qu’il se noue au plus intime de notre conscience. L’engagement de notre libre arbitre consiste à assumer notre dignité de personne, c’est-à-dire notre solitude. Car choisir est toujours un acte qui, ultimement, se fait seul. Bien sûr, on ne signifie pas par là qu’il faille négliger de recueillir les conseils de personnes prudentes, qui éclaireront notre décision. Mais un conseiller, si avisé soit-il, ne peut se substituer à mon pouvoir de décision. Vient un moment où je ne peux plus jouer un rôle, agir par personne interposée, ni me réfugier dans la fausse tranquillité du : « tout le monde le fait ». Non ! En agissant librement comme personne, j’engage ma responsabilité individuelle. Le droit canon se fait l’écho de cette doctrine, en affirmant, à propos du consentement matrimonial, qu’il « ne peut être suppléé par aucune puissance humaine » (CIC, c. 1057, § 1). En exerçant ma responsabilité par un choix, je reconnais et j’assume ma solitude : la liberté est bien sous ce rapport une « puissance de singularisation du sujet humain [10] ».
En définitive, cette solitude est donc positive, puisqu’elle est le corrélat de la dignité de la personne. L’histoire a montré combien il est tentant de se décharger de cette solitude, d’esquiver le fardeau de la responsabilité, au risque d’en arriver à commettre des actes que toute conscience réprouve. La menace pèse également sur nous, et les leçons de l’histoire invitent à affronter cette question : aurai-je le courage de dire « non », et de refuser de coopérer, même passivement, à des actes que je sais être mauvais ? Et ce quand bien même ce choix devrait entraîner un opprobre social, voire un risque pour ma vie ?
S’il est possible de différer longtemps la nécessité d’assumer cette solitude, tout homme s’y trouve confronté au moins une fois, au dernier instant de sa vie. Car on est toujours seul à mourir :
On passe toute la vie à répéter aux hommes : « tu fais partie du groupe ! tu fais partie du groupe ! » Et c’est vrai. Seulement, ça n’est vrai qu’autant qu’on vit. Et quand vient l’heure de mourir, nous renvoyons l’intéressé hors du groupe. Groupe ou pas groupe, mais mourir est son affaire à lui [11].
La mort est « un seuil que les plus intimes échanges humains ne franchissent pas [12] ». C’est par excellence le moment de la vérité sur soi. Les illusions ou les faux-semblants, toujours possibles en cette vie, laissent la place au jugement du Christ, tout lumineux de vérité. Il faudra alors lui rendre compte de notre vie : « Je t’ai donné telle et telle qualité, qu’en as-tu fait ? Comment as-tu usé de ce trésor si précieux de la liberté ? » Il ne sera plus possible d’esquiver.
Apparaît donc l’enjeu de cette solitude : se libérer du regard des autres, qui bien souvent nous emprisonne, pour vivre en vérité sous le regard libérateur de Dieu.
Le fondement de la solitude : la création
L’exigence de solitude, propriété inamissible de toute existence humaine, est en réalité le répondant de notre condition de créature : toute personne créée est le fruit d’un acte personnel de Dieu. La solitude est le reflet du regard d’amour que Dieu porte sur chacun d’entre nous : « D’un amour éternel je t’ai aimé » (Jr 31, 3) ; « Une femme oublie-t-elle l’enfant qu’elle allaite ? N’a-t-elle pas pitié du fruit de ses entrailles ? Quand elle l’oublierait, Moi je ne t’oublierai point » (Is 49, 15). L’homme est « la seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même [13] ». Cet amour créateur n’a rien de fusionnel : en créant, Dieu pose la créature dans l’existence. La causalité créatrice intègre donc une double dimension : son objet propre est bien l’esse (être en latin), par lequel toute créature ressemble, autant qu’il est possible, à Dieu ; mais cet esse est reçu dans un suppôt distinct de Dieu [14]. L’acte créateur fonde donc la singularité de l’être créé, et sa distinction d’avec Dieu. C’est donc bien « la clé de l’amour qui a ouvert sa main pour produire les créatures [15] » : car il n’y a pas d’amour possible sans distinction.
À cet amour singulier que Dieu lui porte, l’homme est invité à répondre par l’hommage de son amour. Par la charité théologale répandue dans son cœur avec la grâce sanctifiante, l’homme est établi dans une relation d’amitié avec son Créateur [16]. Dieu l’invite à faire retour vers Lui, par ses actes libres, jusqu’à ce que soit réalisée, dans la gloire du ciel, la parfaite communion d’amour entre Dieu et l’homme [17]. Cette marche vers Dieu, l’homme l’accomplit, selon la belle expression de saint Grégoire le Grand, « à pas d’amours » (passibus amoris) [18], et elle prend, pour chacun, une forme singulière : puisque Dieu nous aime d’un amour unique, il nous appelle à venir à lui selon une voie propre. L’enjeu d’une vie réussie est de découvrir notre vocation (entendue au sens large), de l’embrasser avec courage, confiant dans la grâce de Dieu, qui ne nous demande jamais des choses difficiles sans donner les grâces nécessaires pour les accomplir.
Dans cette perspective, il nous faut vivre, « solus cum Solo », seul avec le Seul [19]. La solitude devient alors une solitude habitée par la présence de Dieu, « qui contient virtuellement en elle toute communion authentique [20] ». En vivant cette solitude, on n’est plus seul :
Que l’on est heureux quand on vit dans l’intimité avec le bon Dieu, quand on fait de sa vie un cœur à cœur, un échange d’amour, quand on sait trouver le Maître au fond de son âme. Alors on n’est plus jamais seule et on a besoin de solitude afin de jouir de la présence de l’Hôte adoré [21].
Car la bonne solitude dont nous venons de dessiner les contours n’a rien à voir avec la misanthropie…
II - La mauvaise solitude, et son remède, l’amitié.
Solitude et égoïsme
Les conséquences du péché originel ont profondément affecté la qualité de la relation entre l’homme et Dieu, et partant, la façon dont l’homme vit et assume la solitude. Saint Thomas explique ainsi que dans l’état de nature déchue qui suit le péché de nos premiers parents, la volonté humaine, alors qu’elle est naturellement portée à aimer Dieu plus que tout, se replie sur elle-même, à la recherche de son « bien privé [22] ». En d’autres termes, l’homme marqué par le péché est incliné à l’égoïsme, et sa recherche de solitude, loin d’être positive, exprime alors « un refus de l’amour de Dieu, une fermeture tragique de l’homme en lui-même, qui pense se suffire à lui-même [23] ». Cette misère de la solitude est « une des pauvretés les plus profondes que l’homme puisse expérimenter », parce qu’elle naît « du fait de ne pas être aimé ou de la difficulté à aimer [24] ». Ces deux causes possibles de la solitude sont cependant à distinguer soigneusement : l’homme qui vit seul parce qu’il n’est pas aimé n’est pas nécessairement responsable de son état. En ce cas, sa solitude et sa misère doivent être l’objet de nos œuvres de miséricorde. Et il lui revient d’offrir cette épreuve au Bon Dieu : « Tournez-vous vers moi, ayez pitié de moi, solitaire et malheureux que je suis ! » (Ps 25, 16).
Mais bien souvent, cette mauvaise solitude sourd d’une cause plus profonde : la « difficulté à aimer ». Le Père Bonino a livré sur ce sujet une réflexion profonde :
Nous savons par expérience que l’amour rend vulnérable. Proposer son amour à quelqu’un, c’est lui « ouvrir son cœur », c’est lui livrer les clés de notre âme et lui donner une certaine prise sur ce qu’il y a de plus intime en nous. Aimer implique de prendre le risque d’être blessé par un déni de réciprocité dans l’amour. Aussi préfère-t-on rester sur son quant-à-soi, bien à l’abri derrière sa carapace, surtout lorsqu’on a déjà fait l’expérience si douloureuse d’une amitié trahie ou d’un amour proposé et dédaigné. Elle est très séduisante pour l’homme d’aujourd’hui la tentation que suggèrent certaines sagesses de ce monde : pour éviter la souffrance, garde-toi de tout investissement affectif qui te placerait dans la dépendance d’autrui. Sois le seul maître de ta vie [25].
La littérature nous a livré quelques exemples de cette attitude, qui trahit la difficulté à aimer en vérité, à accepter que l’on ne peut être heureux tout seul. Dans Le Rouge et le noir, Stendhal autopsie le cœur de Mathilde de la Molle, amoureuse de Julien Sorel : « Mais il y avait aussi beaucoup d’orgueil dans le caractère de Mathilde, et la naissance d’un sentiment qui faisait dépendre d’un autre tout son bonheur fut accompagnée d’une sombre tristesse [26] ». À dire vrai, la réflexion de ce même Julien à la fin du livre ne permet pas d’envisager avec un grand optimisme l’issue de leur relation : « Je suis plus heureux seul que quand cette fille si belle partage ma solitude… [27] » Exemple typique d’un amour qui consiste en la rencontre de deux égoïsmes.
Le remède à la solitude égoïste : l’amitié
Les amoureux de Stendhal auraient été bien inspirés d’édifier leur amour sur les fondements assurés de la sagesse grecque et de la Révélation. Aristote écrit ainsi dans les pages sublimes qu’il a consacrées à l’amitié : « Sans amis, personne ne choisirait de vivre, eût-il tous les autres biens [28] ». Le Siracide abonde : « Un ami fidèle est un puissant soutient : qui l’a trouvé a trouvé un trésor » (Si 6, 14).
Les premiers chapitres de la Genèse permettent de comprendre le rôle que Dieu a voulu assigner à l’amitié. Les créatures sorties de sa main ont toutes fait l’objet de son approbation : « Dieu vit que cela était bon ». Mais, quelques versets plus loin, la satisfaction du Créateur est comme relativisée : « il n’est pas bon pour l’homme d’être seul ». Fort heureusement, la solution est offerte sans retard : « Je veux lui faire une aide qui lui soit accordée » (Gn 2, 18). Le vocable d’« aide » (ʽezer en hébreu) est loin d’être anodin (et précisons avec le père Bonino qu’il « ne signifie ni aide-ménagère ni bonniche [!] [29] ») : dans la Bible, il désigne le plus souvent « Dieu lui-même comme le secours donné ou celui qui l’apporte, devant les menaces mortelles [30] ». La solitude originelle de l’homme révèle donc un enjeu de vie ou de mort.
Après une tentative infructueuse de trouver cette « aide » dans les animaux, Adam est plongé par Dieu dans un profond sommeil, à la faveur duquel le Créateur tira de son côté et façonna la femme (Gn 2, 21-22). Cet épisode fondateur souligne la valeur de l’amitié, mais aussi son exigence : l’histoire des relations entre l’homme et la femme n’est pas un long fleuve tranquille, le drame rapporté au chapitre suivant de la Genèse suffit à dissiper tout irénisme à ce sujet. Il n’en reste pas moins que la solitude de l’homme acquiert une dimension nouvelle : l’homme et la femme sont appelés par Dieu à être « une seule chair » (Gn 2, 24). Désormais, pour être seul, il faut être deux [31].
La place des amis au ciel
La valeur reconnue à l’amitié conjugale rejaillit sur les autres formes d’amitié. « L’homme, de par sa nature profonde, est un être social, et, sans relation avec autrui, il ne peut vivre ni épanouir ses qualités [32] ». L’amitié a également une dimension que l’on pourrait qualifier d’eschatologique. La vision de Dieu face à face, loin de relativiser le rôle des amis, en rehausse la valeur : « Dans la gloire céleste, il y a deux choses qui réjouiront surtout les hommes bons : la fruition de la divinité ; et la société commune des saints [33] ». Saint Thomas renchérit dans son Commentaire sur le Credo :
La vie éternelle consiste dans la société pleine de charmes de tous les bienheureux. Les délices de cette société seront très grands, parce que chacun possédera avec les autres bienheureux tous les biens ; car il aimera chacun des bienheureux comme lui-même. C’est pourquoi se réjouira-t-il du bien des autres comme de son bien propre. Aussi l’allégresse et la joie de tous les élus s’augmenteront-elles de la joie et de l’allégresse de chacun d’entre eux [ut tantum augeatur lætitia et gaudium unius, quantum est gaudium omnium] [34].
Dans la vie bienheureuse, la relation privilégiée que chaque élu aura avec la Trinité ne sera en aucune façon mise en concurrence avec les rapports amicaux. La dialectique – qui bien souvent parasite la vie sur terre – entre bien privé et bien commun n’aura plus lieu d’être.
L’amitié comme perfection morale
Cet enseignement de saint Thomas sur la vie au ciel a valeur de paradigme pour notre vie ici-bas : l’amitié est d’autant plus grande qu’elle s’enracine dans un bien plus noble. En effet, on peut définir l’amitié comme un amour de mutuelle bienveillance, connu des deux amis, et fondé sur une certaine communauté de vie [35]. Aristote distingue trois objets, c’est-à-dire trois biens, à même de fonder une « communauté de vie » : l’utile, l’agréable et l’honnête. Si l’amitié est fondée sur l’utile ou l’agréable seuls, elle ne sera amitié que dans un sens diminué. En effet, si j’aime mon ami seulement pour l’utilité qu’il m’apporte, ou le plaisir que j’ai à être en sa compagnie, c’est davantage moi que j’aime plutôt que mon ami. Puisque la bienveillance consiste à vouloir du bien à quelqu’un, ces deux premiers types d’amitié sont motivés par l’amour de soi plutôt que par l’amour de l’autre. Ils risquent facilement de verser dans l’égoïsme, d’encourager un amour captatif sans amour oblatif [36]. Ces deux premières amitiés sont donc imparfaites et un des signes les plus manifestes de leur imperfection est leur fragilité : dès qu’aura disparu l’utilité ou l’agrément, l’amitié qui en dépendait disparaît également. On aura donc à cœur de méditer cette remarque que nous livre saint Thomas au détour d’une réflexion sur la permanence de l’union hypostatique :
Ainsi l’amitié est produite parfois par une circonstance, qui disparaît ensuite sans que l’amitié cesse ; ainsi encore, dans le mariage, la beauté de la femme concourt à l’union conjugale, laquelle n’en demeure pas moins, une fois la beauté disparue [37].
À l’inverse, l’amitié honnête, c’est-à-dire fondée sur la vertu, constitue comme la pierre d’angle de l’édifice des vertus morales : « L’homme a besoin en effet, pour agir vertueusement, du concours des amis, tant dans les œuvres de la vie active que dans celles de la vie contemplative [38] ». Puisque la vertu est une disposition stable, elle assure la pérennité de la relation amicale. L’amitié véritable ne peut donc exister qu’entre des personnes vertueuses, et est ordonnée à leur mutuel entraînement dans le bien. C’est ainsi qu’Aristote a pu écrire : « Il n’y a aucune différence entre un homme bon et un véritable ami [39] ».
Deux risques de l’amitié
L’amitié authentique est donc un remède à la tendance de l’homme pécheur à pervertir la solitude en isolement. Mais la propension au repli sur soi et à l’égoïsme peut aisément se déplacer de l’individu à la relation amicale : on parle alors, dans un sens péjoratif, d’« amitiés particulières », c’est-à-dire d’une relation qui se « replie sur le binôme et l’isole des autres [40] ». Bien sûr, dans toute amitié authentique, et au plus haut point dans l’amitié conjugale, il y a toujours une part qui est réservée au seul ami, en raison de la profondeur de l’amour mutuel. Mais l’ouverture aux autres, dans les différentes communautés où les amis sont insérés, est toujours un signe de la qualité vertueuse de leur relation : « Vouloir le meilleur pour mon ami, ce n’est pas vouloir qu’il ne soit qu’à moi, mais c’est vouloir qu’il rayonne aussi sur les autres et qu’il profite lui-même de leur rayonnement [41]. »
La richesse des amitiés humaines peut également, en contrecoup, éclipser la nécessité de la confiance en Dieu. C’est le drame de l’amour romantique : vouloir capter pour soi toute la capacité d’amour de son ami, au détriment de la primauté inaliénable qui revient à Dieu ; ou encore, croire qu’un amour humain pourra combler un cœur qui est fait pour Dieu seul : « Tu nous as faits pour toi, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne demeure en toi [42] ». La négation de cette vérité centrale appelle une sanction pratique : « Aucune créature n’étant capable de combler le cœur d’une autre créature, s’installe très vite entre les conjoints la déception, la désillusion, source de tant d’échecs [43]. »
Heureux donc les ménages, heureux les foyers, heureuses les amitiés qui savent mettre au cœur de leur amour celui qui en est la source et l’exemplaire : Dieu. C’est là le vœu qui revient fréquemment dans les lettres que sainte Élisabeth de la Trinité adressait à ses amis : « Chaque jour ma prière monte pour toi vers Celui qui sera notre lien et notre Rendez-vous [44]. »
Au final, la bonne solitude, en ce qu’elle est le lieu de la rencontre avec Dieu, devient la condition de l’amitié, et les amis qui souhaitent voir se prolonger leur relation auront à cœur de se ménager des moments de solitude, notamment dans la prière : en priant ensemble, chacun seul avec Dieu, ils se rejoignent dans une communion très profonde, qu’aucune relation simplement humaine ne pourra jamais leur offrir.
L’orientation vers l’intérieur et l’orientation les uns vers les autres, bien comprises, ne sont pas en contradiction, mais bien au contraire s’appellent et se conditionnent mutuellement. Car il faut que les hommes soient capables de se rencontrer au plus profond d’eux-mêmes pour pouvoir devenir vraiment uns extérieurement [45].
Et qu’est-ce que se rencontrer au plus profond de soi-même, sinon rencontrer celui qui est « plus intime que l’intime de moi-même [46] » ?
III - Le choix de la solitude du cœur
L’articulation harmonieuse, dans le concret de nos vies, de l’amitié et de la solitude est le fruit d’un lent travail sur soi. Elle consiste en un équilibre subtil d’attachement et de détachement, propre à chacun. Certains renoncent volontairement aux consolations de l’amitié, pour embrasser dans toute son exigence la solitude du cœur. Tel est le choix des personnes consacrées, qui répondent à une vocation religieuse ou sacerdotale. La solitude qu’ils vivent, facette de leur vœu de chasteté ou de leur engagement à la continence parfaite « en vue du Royaume », intègre deux dimensions.
Une libération de l’amour : la vocation sponsale
La première, bien connue, est de libérer le cœur des attachements humains, pour rendre plus intense et exclusive la relation à Dieu. Certes, tout chrétien est tenu « d’aimer Dieu plus que tout ». Mais chacun sait combien cette exigence évangélique est difficile à mettre en œuvre, et l’on perçoit ainsi la convenance, pour des personnes qui ne veulent vivre que pour Dieu, du renoncement à la joie de fonder un foyer, pour « aller directement à la source de l’amour sans passer par la médiation du mariage [47] ». On attribue à saint Bernard cette formule, qui exprime le bonheur promis aux religieux : « O beata solitudo, o sola beatitudo, ô bienheureuse solitude, ô seule béatitude [48] ! » De fait, dans la Bible, l’état de solitude, souvent lié à un séjour dans le désert, est compris comme une condition essentielle pour avoir accès à Dieu : « Je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur » (Os 2, 16). C’est dans le désert également que les Hébreux ont été nourris de la manne, la nourriture venue du ciel : « Je t’ai nourri de la manne dans le désert » (Dt 8, 16).
Les religieux sont ceux qui répondent à l’invitation à arpenter les chemins de la solitude. Seuls avec Dieu, ils réalisent la coupure d’avec le monde, condition de la prière contemplative. Au final, la solitude du cœur, librement consentie, est un reflet ou un écho de la solitude de Dieu. Certes, la foi en la Trinité des Personnes exige une grande prudence dans l’emploi de cette expression : saint Thomas lui-même exclut que l’on puisse dire que le Père, le Fils ou le Saint-Esprit sont solitaires, au sens où ce serait une négation de « la communicabilité de l’essence divine [49] ». Mais, lorsque l’on chante le Gloria in excelsis Deo, n’affirme-t-on pas justement que Dieu est seul ? « Tu solus sanctus, tu solus Dominus, tu solus Altissimus : Vous seul êtes saint, Vous seul êtes Seigneur, Vous seul êtes le Très-haut » : la liturgie exprime ici le sens de la transcendance et de l’unicité de Dieu. En ce sens, parler de la solitude de Dieu n’implique pas une négation de la Trinité des Personnes, mais souligne la perfection transcendante du Créateur de toute chose [50].
De fait, certains effets, comme la création ou le don de la grâce, ne peuvent être attribués qu’à Dieu seul. En conséquence, « si certains effets ne ressortissent qu’à Dieu Seul, il y a aussi une gamme de sentiments, de dispositions, d’opérations que la créature ne produit qu’en fonction de Dieu [51] ». Parmi eux, prennent place les actes de la plus noble des vertus morales : la religion, par laquelle l’homme rend l’hommage qui est dû à Dieu [52]. Le religieux, en embrassant la solitude du cœur, épouse les exigences de cette vertu de religion. Toute sa vie est comme le sacrement, le signe sensible de cette vérité : Dieu seul mérite qu’on ne vive que pour lui seul. La consécration religieuse est l’expression la plus parfaite de la dévotion, l’acte de la vertu de religion par lequel l’âme « ne veut plus exister en elle-même, mais se soumettre à Dieu [53] ». Le cœur des religieux garde Dieu « seul et séparé [54] ».
La radicalité de ce choix a reçu un nom : la virginité [55]. « La virginité n’est au fond qu’une prise de conscience par la créature de sa condition de créature, mais dans une lumière qui pousse les choses jusqu’à l’absolu et qui tire de cette condition de la créature les conséquences qu’elle comporte [56] ». C’est Jésus lui-même qui l’affirme : « Sans moi vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 5). Le fait de nous savoir créés, le sentiment que nous dépendons en tout, dans l’ordre naturel comme dans l’ordre surnaturel, de notre créateur, résonne dans certaines âmes comme un appel à entrer en contact avec Dieu de la manière la plus intime qui soit : en se consacrant totalement à lui [57]. Elles renoncent à s’unir à une créature par les liens du mariage, pour épouser, dans la foi, leur Dieu, que la Bible nous révèle comme « l’époux » (Mt 9, 15). Comme les apôtres après la Transfiguration, elles ne voient plus que « Jésus seul » (Mt 17, 8). De leur cœur, jaillit la prière de la reine Esther : « Ô mon Seigneur, notre Roi, tu es l’Unique ! Viens à mon secours, car je suis seule et n’ai d’autre recours que toi, et je vais jouer ma vie » (Est 4, 17 l).
Participer à la solitude de Jésus
C’est une des lois de l’amour : on ressemble peu à peu à celui qu’on aime. La joie des solitaires voués à Dieu n’a rien à voir – en théorie tout au moins – avec le repli égoïste de l’isolement. La solitude virginale des religieux, si elle est vécue avec générosité, est une participation à la solitude rédemptrice de Jésus.
La vie des religieux est à l’image de Jésus en sa passion ; la joie et la souffrance sont si intimement entrelacées qu’il devient impossible de les séparer. Jésus vit dans sa chair et dans son cœur le drame de l’humanité séparée de Dieu ; dans le même temps, la fine pointe de son âme repose dans la gloire de la vision bienheureuse, et sa volonté humaine, tout accordée à la volonté du Père, jouit d’une paix inamissible [58]. Les religieux sont associés d’une façon toute spéciale au mystère de l’agonie : Jésus est dans une solitude absolue – encore plus profonde que sur la croix, puisque alors sa mère, saint Jean et des saintes femmes s’y tenaient à ses pieds. Pourquoi Jésus a-t-il voulu éprouver une solitude si profonde ? Parce qu’il est le seul Sauveur : « Jésus souffre Seul, et Il s’enfonce à un degré où on ne peut pas ne pas être Seul ; Seul d’ailleurs, Il a qualité pour racheter, et Il doit pâtir Seul [59]. » On touche là le mystère de l’économie rédemptrice, exprimé en cet adage célèbre : « ce qui n’est pas assumé n’est pas sauvé ». Par le péché, l’homme s’est séparé de Dieu, il a déclaré son indépendance envers son Créateur, il a revendiqué une solitude autonome, coupée de Dieu. « Ainsi Jésus est seul parce qu’Il doit porter en Lui-même, pour la convertir, la séparation que l’homme a consommée avec Dieu [60]. » Voilà pourquoi il a voulu éprouver cet abandonnement de la part de son Père, ressentir dans les parties inférieures de son psychisme humain la détresse de l’homme coupé de Dieu. On peut attribuer au Christ ces paroles de Baruch : « Je subis la solitude pour les péchés de mes enfants, car ils se sont détournés de la Loi de Dieu » (Bar 4, 12).
La vie religieuse peut être vécue comme une participation, dans un esprit de foi théologale, à la solitude rédemptrice de l’agonie. Car l’intimité promise aux épouses du Christ est rarement perceptible : l’union à Dieu se joue dans les profondeurs de l’âme, inaccessibles à toute perception psychologique. La paix et la joie sensibles, qui bien souvent accompagnent les débuts d’une vie religieuse, se retirent progressivement dans le cœur profond, et laissent l’intelligence, la volonté et la mémoire, dans ce que saint Jean de la Croix appelle « la nuit obscure ». Seule la foi, vivifiée par l’amour, permet d’expérimenter la présence de Dieu, bien réelle, au fond de l’âme ; mais cette expérience n’a pas habituellement de retentissement perceptible dans nos facultés.
Cette épreuve, vécue en union avec la solitude du Christ, est d’une valeur infinie pour l’Église. La vocation religieuse est une vocation de veilleur : le veilleur est seul dans la nuit, mais il sait que l’aurore va poindre. D’une façon plus spéciale encore, la vocation religieuse féminine met en lumière la mission de la femme, celle d’être « sentinelles de l’Invisible [61] ». Dieu sait combien ces vies cachées et offertes, dans le silence d’un cloître, ont de prix, et contribuent à l’équilibre du monde. Certes tous ne sont pas appelés à la vie religieuse, mais tout le monde doit l’aimer, et encourager les vocations parmi ses proches. En effet, c’est l’ensemble du peuple de Dieu qui bénéficie des sacrifices de ces vies offertes à Dieu. Le religieux, tel un cristal, se laisse illuminer, jusqu’au plus intime de l’être, par la lumière de Dieu, et fait jouer les reflets de cette lumière dans son existence, afin qu’elle devienne, pour ses contemporains, comme un phare qui indique le chemin du ciel.
Amitié et solitude du cœur
Il est un dernier point à souligner. En lisant les évangiles, la scène de l’agonie révèle une absence pour le moins étonnante, en première approche : pourquoi Marie n’est-elle pas présente aux côtés de son fils, et semble-t-elle le laisser à sa solitude ? Une réponse est possible : « Marie respecte et partage cette Solitude : Elle est absente pour que Jésus soit Seul, mais également pour être Seule comme Lui [62]. » Si Marie avait été présente, la solitude de son Fils eût été moins profonde.
Cette attitude de Jésus et de Marie lors de l’agonie, acceptant chacun pour leur part la solitude, éclaire le rapport des religieux à l’amitié. Sans nier la part qui revient aux secours humains appropriés, la solitude du cœur vouée par les religieux exige d’eux le renoncement à vivre leurs amitiés à la façon dont elles se vivent habituellement dans le monde. Suivant les tempéraments et l’équation affective de chacun, ce sacrifice sera plus difficile pour certains que pour d’autres. Une fois encore, l’exemple de Jésus nous éclaire, soutient et affermit de l’intérieur la volonté dans ce détachement. Juste après avoir dit à ses apôtres : « Je ne vous appelle plus serviteurs mais amis » (Jn 15, 15), Jésus se sépare d’eux sensiblement, en mourant sur la croix, par obéissance à la volonté du Père. C’est qu’en effet, « il n’y a pas de plus grande preuve d’amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13). Commentant cette parole, le père Guérard des Lauriers en tire une leçon qui s’applique à notre propos :
Nous préférons être assurés de l’appui, de l’amitié d’un être qui est grand, que de jouir d’une manière plus directe et plus immédiate de la présence d’un être qui reste médiocre. Nous serions accablés souvent par l’infidélité ou la moindre fidélité des êtres auxquels nous tenons le plus, et nous préférons être séparés d’eux à jamais et les savoir fidèles, que de les avoir présents au prix de leur infidélité […]. La certitude de leur fidélité, même au prix de leur absence, nous est plus précieuse que leur présence dans une moindre fidélité de leur part […]. Et bien qu’on manque à ceux dont on se sépare par le sacrifice de la vie, en fait on leur apporte plus en se séparant d’eux qu’en demeurant avec eux [63].
C’est là l’ultime exigence de la bienveillance en quoi consiste la véritable amitié : voulant le bien de mon ami, j’accepte qu’il se sépare de moi, pour embrasser la solitude du cœur. Tel Jean-Baptiste devant Jésus, le véritable ami s’efface, pour assister émerveillé à la rencontre d’une âme avec Dieu. Le sacrifice demandé peut laisser le cœur en lambeaux ; mais offert avec un cœur généreux, en esprit de foi, il est d’une valeur inestimable aux yeux de Dieu. Dans Magnificat, son dernier roman qui sonne comme un testament spirituel, René Bazin illustre avec une grande justesse cette vérité. Lorsque Gildas annonce son entrée au séminaire, Anna, qui, sachant ses sentiments partagés, se voyait déjà construire sa vie avec lui, en est toute bouleversée. Elle accepte cependant la séparation, et, avec une grandeur d’âme qui force l’admiration, elle s’associe au sacrifice du futur prêtre : Anna comprend que Dieu lui propose de rester célibataire, sans enfants, et que ce sacrifice-là vaudra à Gildas la vie sauve (il vient d’être appelé au front) et l’accomplissement de sa vocation (il pourra achever son séminaire, grâce en partie à l’argent qu’elle a réuni, et devenir un saint prêtre). La mère de Gildas a aussi vécu dans son cœur ce que ressentent toutes les mères en de telles circonstances (cf. Lc 2, 48). À la fin de l’ouvrage, elle livre son âme à Anna : « Il t’a été demandé plus qu’à d’autres. Mais tu acceptes… Moi aussi, j’accepte de ne plus voir mon fils. Et j’ai du mal ». Puissance de l’amour maternel, profondeur d’une amitié qui aurait pu devenir conjugale, confrontées au choix de la solitude du cœur, au mystère d’une élection divine. Oui, c’est à bon droit que la mère de Gildas peut conclure : « Il sera grand, notre prêtre, de tous nos sacrifices [64]. »
L’amitié ne cesse pas pour autant : elle doit cependant, pour perdurer, être vécue à un nouveau degré de profondeur, celui-là même où nous sommes unis, par la charité théologale, à Dieu. C’est là, et là seulement, qu’une authentique « communauté de vie » doit désormais s’établir.
Conclusion
« La Solitude ne consiste pas à être séparé des autres, mais c’est une certaine façon d’entrer en société avec Dieu, avec soi-même, et avec les autres [65] ». Cette triple relation dessine les contours singuliers de chaque existence. La découverte de notre vocation et sa mise en œuvre dans le concret de nos vies, jour après jour, dépendent de la façon dont nous affrontons la solitude. L’équilibre n’est jamais parfaitement atteint sur terre, il ne le sera qu’au ciel, quand Dieu « sera tout en tous » (1 Co 15, 28). Nous devons, tour à tour, assumer notre solitude de dignité dans les choix libres, lutter contre la misère de la solitude égoïste (et la soulager chez autrui), offrir généreusement la solitude du cœur quand nos amitiés sont confrontées à l’épreuve de la séparation.
La solitude authentique, vécue en union avec l’agonie de Jésus, ouvre directement sur l’aurore de la béatitude. Il est toujours possible de rejoindre, en esprit de foi, l’espace sacré de la solitude du Christ. Sainte Élisabeth de la Trinité l’avait bien compris : « Je ne suis jamais seule : mon Jésus est là toujours priant en moi, et je prie avec lui [66] ». Nous pourrons alors faire nôtre sa prière : « Que je lui sois une humanité de surcroît en laquelle il renouvelle tout son mystère [67]. »
fr. Joseph-Marie Gilliot
Présentation auteur :
Le frère Joseph-Marie Gilliot, né en 1991, est religieux de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier, et doctorant en philosophie à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE). Il anime régulièrement à Paris un Cercle tho
[1] Stendhal, Le Rouge et le noir, « Bibliothèque de la Pléiade », tome 1, Paris, Gallimard, 1952, p. 457.
[2] Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie (désormais abrégée en ST), III, q. 40, a. 1, ad 3 : « omnis actio Christi fuit nostra instructio ».
[3] L’inspiration et le plan de cette étude doivent beaucoup à la méditation du père Serge-Thomas Bonino, o. p., Il m’a aimé et s’est livré pour moi. Entretiens sur le Rédempteur en sa Passion, Paris, Parole et Silence, 2013, chapitre XI : « Je veille et gémis solitaire », pp. 167-177.
[4] Sur ce point, voir Camille de Belloy, « Personne divine, personne humaine selon Thomas d’Aquin : l’irréductible analogie », Les Études philosophiques 81 (2007), pp. 163-181.
[5] ST, I, q. 29, a. 1, resp.
[6] Voir par exemple saint Thomas d’Aquin, Sententia libri Metaphysicæ, I, 3, 58.
[7] Emmanuel Durand, L’être humain, divin appel. Anthropologie et création, « Cogitatio fidei 301 », Paris, Cerf, 2016, p. 21.
[8] Voir sur ce point les remarques du Père Louis-Marie de Blignières, « La vie religieuse et la crise des médiations », Sedes Sapientiæ 149 (2019), pp. 5-40, [pp. 21-26].
[9] Saint Thomas d’Aquin, Lectura super Ep. Ad Romanos, cap. 1, lect. 3, no 51.
[10] Emmanuel Durand, L’être humain, divin appel, op. cit., p. 249.
[11] Alexandre Soljenitsyne, Le Pavillon des cancéreux, Paris, Julliard, 1971, p. 156. Cf. Martin Luther : « Nous sommes tous contraints de mourir et aucun ne mourra pour l’autre, mais chacun devra lutter en sa personne avec la mort. Nous pourrions bien crier aux oreilles des autres, mais à l’heure de la mort, chacun sera remis à lui-même ; à ce moment-là, je ne serai pas auprès de toi, ni toi auprès de moi », cité par André Gounelle, « Attitudes chrétiennes devant la mort », http://andregounelle.fr/divers/la-mort-vue-par-les-chretiens.php, consulté le 4 novembre 2019.
[12] Michel-Marie Guérard des Lauriers, Notre-Dame de l’Agonie, pro manuscripto, p. 8.
[13] Vatican II, Gaudium et Spes, no 24.
[14] Cf. Saint Thomas d’Aquin, De potentia , q. 3, a. 1, ad 17um : « En donnant l’esse, Dieu produit en même temps ce qui reçoit l’esse ». De façon significative pour notre réflexion sur la solitude, saint Thomas définit le suppôt comme « le singulier dans le genre de la substance » (Quod. II, a. 4), ou encore comme signifiant « quelque chose de solitaire [aliquid solitarium] » (In post. lib. anal., lect. 10, no 6.).
[15] Saint Thomas d’Aquin, In II Sent., prologue ; cité par le Catéchisme de l’Église Catholique, no 293.
[16] Cf. ST, II II q. 23, a. 1.
[17] La vision bienheureuse réalise à la perfection l’unité dans la distinction, propre à l’amour : « cette merveilleuse alliance est l’essence même de l’amour virginal, de l’amour qui n’est qu’amour, qui unit parfaitement en même temps qu’il distingue parfaitement, qui distingue par le mutuel respect d’une inaliénable pureté des êtres qu’il fait être un par l’acte indivisible d’une même fécondité » (Michel-Marie Guérard des Lauriers, Apparition de Marie, pro manuscripto, p. 8).
[18] Saint Grégoire le Grand, Homélie XXIV (pour l’Ascension), no 11 (CCSL 141, Brepols, 1999, p. 254 ; Sources Chrétiennes no 522, pp. 218-219). Nous remercions le père Cyrille, osb, de l’abbaye Sainte Madeleine du Barroux, de nous avoir communiqué cette référence. Il semble que l’expression gressibus amoris, souvent citée et attribuée – sans référence précise – à saint Grégoire, ne se trouve pas sous sa plume. On trouve cependant la forme gressum amoris dans les Moralia in Job, IX, lxii, 94 (CCSL 143, Brepols, 1979, p. 523).
[19] Cf. par exemple sainte Élisabeth de la Trinité, Lettre 162, J’ai trouvé Dieu : Œuvres complètes, tome 1/B, Lettres du Carmel, Paris, Cerf, 1980, p. 156.
[20] Serge-Thomas Bonino, Il m’a aimé et s’est livré pour moi, op. cit., p. 170.
[21] Sainte Élisabeth de la Trinité, Lettre 161, J’ai trouvé Dieu, op. cit., p. 155.
[22] ST, I II q. 109, a. 3.
[23] Benoît XVI, Caritas in Veritate, no 53.
[24] Ibid.
[25] Serge-Thomas Bonino, Il m’a aimé et s’est livré pour moi, op. cit., p. 103.
[26] Ibid., p. 521.
[27] Stendhal, Le Rouge et le noir, op. cit., p. 667.
[28] Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 1, 1155a.
[29] Serge-Thomas Bonino, Il m’a aimé et s’est livré pour moi, op. cit., p. 172.
[30] Emmanuel Durand, L’être humain, divin appel, op. cit., p. 59. Voir par exemple Ex 18, 4 ; Ps 33 [32], 20.
[31] Cette affirmation sera précisée dans la troisième partie.
[32] Vatican II, Gaudium et Spes, no 12.
[33] Saint Thomas d’Aquin, Lectura super Ep. ad Hebræos, c. 12, lect. 4 : « In cælesti autem gloria duo sunt, quæ potissime bonos lætificabunt, scilicet fruitio deitatis, et communis sanctorum societas. »
[34] Saint Thomas d’Aquin, Collationes in Symbolum Apostolorum, art. 12, traduction E. Durand, op. cit., p. 242. Ces textes de saint Thomas accordent une place plus importante que la Somme de théologie à la dimension sociale de la béatitude. Rappelons toutefois que la présence des amis au ciel est de l’ordre de la béatitude accidentelle, alors que la vision de Dieu constitue la béatitude essentielle : cf. ST, I II, q. 4, a. 8.
[35] L’examen détaillé de cette définition, qui s’inspire d’Aristote, dépasserait le cadre limité de notre étude. Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, Livres VIII et IX.
[36] On se gardera cependant de durcir l’opposition entre ces deux types d’amour. Les créatures ne peuvent pas donner sans recevoir, sous peine de burn out spirituel. Seul Dieu aime d’un amour qui n’est que don, d’un amour purement oblatif. En effet, étant la perfection même, il n’a rien besoin de recevoir. Pour une créature spirituelle au contraire, l’attitude qui consiste à donner sans jamais recevoir n’est pas conforme à sa condition, et est parfois le signe qu’un orgueil subtil se cache derrière ses élans de générosité. Cf. Benoît XVI, Dieu est Amour, n. 7 : « L’homme ne peut pas non plus vivre exclusivement dans l’amour oblatif, descendant. Il ne peut pas toujours seulement donner, il doit aussi recevoir. Celui qui veut donner de l’amour doit lui aussi le recevoir comme un don. L’homme peut assurément, comme nous dit le Seigneur, devenir source d’où sortent des fleuves d’eau vive. Mais pour devenir une telle source, il doit lui-même boire toujours à nouveau à la source première et originaire qui est Jésus-Christ, du cœur transpercé duquel jaillit l’amour de Dieu ». Pour approfondir cette question, on se reportera avec profit à Thierry-Marie Hamonic, « Dieu peut-il être légitimement convoité ? Quelques aspects de la théologie thomiste de l’amour selon le P. Labourdette », Revue Thomiste 92 (1992), pp. 239-266.
[37] ST, III, q. 6, a. 1, ad 3um.
[38] ST, I II, q. 4, a. 8.
[39] Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 1, 1155a.
[40] Serge-Thomas Bonino, Il m’a aimé et s’est livré pour moi, op. cit., p. 173.
[41] Ibid.
[42] Saint Augustin, Confessions, I, 1, 1.
[43] Serge-Thomas Bonino, Il m’a aimé et s’est livré pour moi, op. cit., p. 174.
[44] Sainte Élisabeth de la Trinité, Lettre 242, J’ai trouvé Dieu, op. cit., p. 304.
[45] Joseph Ratzinger, Joseph Ratzinger, Les Principes de la Théologie catholique, coll. « Croire et Savoir », Paris, Téqui, 1982, p. 54.
[46] Saint Augustin, Confessions, III, 6, 11.
[47] Serge-Thomas Bonino, Il m’a aimé et s’est livré pour moi, op. cit., p. 175.
[48] La formule se laisse cependant difficilement trouver dans l’œuvre de saint Bernard. Elle serait en fait à mettre au compte de Corneille Muys de Delft (1503-1572), dans son éloge en vers de la vie solitaire, Solitudo sive vita solitaria laudata, imprimé à Anvers, chez Plantin, en 1566. Voir sur ce point les explications de Dom Anselme Dimier, « O beata solitudo ! O sola beatitudo », Cîteaux, Vol. IX, 1960, pp. 133-136. Prudent, Dom Dimier conclut ainsi : « Reste à savoir si Corneille Muys n’a pas trouvé ailleurs notre O beata solitudo ! O sola beatitudo ! qu’il se serait contenter d’orchestrer à sa manière ».
[49] Cf. ST, I, q. 31, a. 2.
[50] C’est en ce sens, sans doute, qu’il faut comprendre les passages de la prière « Ô mon Dieu, Trinité que j’adore », dans lesquels sainte Élisabeth de la Trinité invoque Dieu comme « solitude infinie » ou l’implore en disant : « Que je ne vous y laisse jamais seul ». Cf. Père Marie-Michel Philipon, La Doctrine spirituelle de sœur Élisabeth de la Trinité, Paris, DDB, 1938, p. 270.
[51] Michel-Marie Guérard des Lauriers, La solitude, pro manuscripto, p. 9.
[52] Cf. Jean de Massia, « La vertu de religion, reine des vertus morales », Tu es Petrus no 24 (2019), pp. 62-73.
[53] ST, II II, q. 82, a. 4 : « non in se existat, sed Deo se subdat ».
[54] Sainte Élisabeth de la Trinité, Lettre 220, J’ai trouvé Dieu, op. cit., p. 264 ; ibid., Lettre 278, p. 374.
[55] Nous employons ici le terme dans toute son extension, sans le réserver, comme on le fait couramment, à la consécration des femmes.
[56] Michel-Marie Guérard des Lauriers, La Virginité, Première conférence, 22 septembre 1945, pro manuscripto, p. 2.
[57] L’exemple des religieux peut ainsi constituer un choc salutaire pour des personnes qui vivent « la misère du cœur », c’est-à-dire le repli sur soi, au point d’en venir à perdre « le sens de l’absolu de Dieu, le sens que c’est Dieu seul qui peut être notre fin intime à nous-même, le sens que ce désir d’être possédé par Dieu exige de nous tout sacrifice » (Michel-Marie Guérard des Lauriers, Les Béatitudes I, pro manuscripto, p. 20).
[58] Cf. ST, III, q. 46, a. 8.
[59] Michel-Marie Guérard des Lauriers, Notre-Dame de l’Agonie, pro manuscripto, p. 3.
[60] Ibid., p. 9.
[61] Saint Jean-Paul II, Homélie du 15 août 2004 à Lourdes, § 7.
[62] Michel-Marie Guérard des Lauriers, Notre-Dame de l’Agonie, op. cit., p. 3.
[63] Michel-Marie Guérard des Lauriers, Recueillements sur le parvis du Mystère, pro manuscripto, p. 10 [d’après l’édition établie par le Père Luc Artur, o. s. b.].
[64] René Bazin, Magnificat, Via Romana, 2012, p. 234.
[65] Michel-Marie Guérard des Lauriers, La Solitude, op. cit., p. 1.
[66] Sainte Élisabeth de la Trinité, Lettre 123, J’ai trouvé Dieu, op. cit., p. 91.
[67] Sainte Élisabeth de la Trinité, « Ô mon Dieu, Trinité que j’adore », J’ai trouvé Dieu : Œuvres complètes, tome 1/A, Traités spirituels, Paris, Cerf, 1980, p. 201.