Mes bien chers frères,
Le 18 juillet 1323, le pape Jean XXII proclame la sainteté de frère Thomas d’Aquin. Dans la bulle de canonisation, il met en relief la valeur sanctifiante de l’étude théologique, et propose ainsi saint Thomas comme modèle pour tous ceux qui s’adonnent à l’étude : « Que la foule des docteurs applaudisse, que les plus jeunes soient assidus à l’étude, que les plus avancés ne s’assoupissent pas et que les anciens s’en délectent » .
Oui, Thomas d’Aquin est devenu saint en étudiant, en vivant dans toute son exigence cet aspect essentiel de la vie dominicaine : « persévérer, tout sa vie durant, dans l’étude » de la science théologique. Alors bien sûr, l’étude seule ne suffit pas à devenir saint (ça se saurait). Mais, pour reprendre une belle expression de saint Thomas lui-même, l’étude "accompagnée de charité" conduit vers le ciel. Voici le secret de la sainteté de saint Thomas : s’il a mis toutes ses forces à chercher la vérité, à l’étudier, à la défendre et à la communiquer, c’est parce que saint Thomas aime. Et la définition qu’il donne de l’étude manifeste bien ce lien entre étude et amour. L’étude implique un attachement passionné, véhément de l’esprit à la vérité. Oui, frère Thomas était passionnément attaché à la vérité, et tout son labeur théologique, tout son enseignement, toute sa prédication n’avaient qu’un but : communiquer cette passion de la vérité à son prochain. Le grand avantage pour nous, c’est que saint Thomas ne s’est pas contenté de nous montrer le bon exemple. Il a également fait la théorie de sa pratique, comme on dit, et a livré à la postérité des pages magnifiques sur le rôle de l’étude dans la vie dominicaine.
Les trois fonctions de l’étude dans la vie religieuse dominicaine
« Il est manifeste que l’on peut convenablement instituer un ordre religieux en vue de l’étude ». La convenance de l’étude est manifestée dans son lien avec trois aspects de la vie dominicaine.
- D’abord, quant à ce qui est commun à tous les ordres religieux. L’étude est en harmonie avec la consécration par les trois vœux. Saint Thomas envisage ici l’étude comme un moyen – non exclusif ni de soi absolument nécessaire – à même de préserver le religieux des dérèglements de la chair, de lui ôter le désir des richesses et de le rendre un modèle d’obéissance. L’étude participe alors de l’ascèse de la vie religieuse.
- Ensuite, pour les ordres contemplatifs, l’étude favorise et alimente ce qui est leur œuvre principale, la contemplation. Elle contribue en effet à illuminer les esprits, les guidant sur la voie de la vérité, et elle est nécessaire pour purifier notre esprit des fausses conceptions qui défigurent la vérité divine. Certes, tous les moines ne sont pas destinés à devenir docteurs en théologie, mais un minimum de connaissance est nécessaire. En bon disciple de saint Augustin, saint Thomas sait bien qu’on ne peut aimer ce que l’on ne connaît pas.
- Enfin, « l’étude est nécessaire à une forme de vie religieuse instituée en vue de la prédication ». Il ne s’agit plus ici, comme dans les deux cas précédents, de convenance ou d’utilité, mais bien d’une nécessité : tel un fleuve qui s’assèche quand sa source se tarit, la parole du prêcheur s’éteint si l’étude ne la porte. Cette nécessité de l’étude pour l’Ordre des prêcheurs tient à la nature de l’objet communiqué dans l’acte de prédication, à savoir la vérité divine. Car, pour être transmise, la vérité doit être vitalement possédée par le prédicateur, et seule une contemplation soutenue par l’étude peut assurer cette possession. Saint Thomas en profite pour tordre le cou, avec une certaine véhémence, à une opinion qui avait cours à son époque. « Qu’on ne vienne pas objecter que les apôtres ont été envoyés prêcher sans avoir étudié. » C’est de saint Jérôme qu’il tire son explication : « Tout ce que l’ascèse et la méditation quotidienne de la loi divine a coutume de procurer aux autres, l’Esprit Saint le suggérait aux apôtres ».
L’enseignement nous fait participer au gouvernement divin
Sans l’étude, la fin spécifique de l’Ordre des prêcheurs, à savoir le salut des âmes par la prédication ne peut plus être assurée. Car, pour saint Thomas, la théologie, n’est pas d’abord une science réservée à une élite. Elle désigne plutôt l’ensemble des vérités révélées, dont la connaissance est nécessaire à tout fidèle pour s’orienter efficacement, avec le secours de la grâce, vers sa fin dernière, c’est-à-dire Dieu connu et aimé. En ce sens, la théologie est une scientia salutaris, une science du salut, à laquelle tout homme est appelé à participer à la mesure de son état de vie et de ses capacités. Priver l’homme de la vérité, c’est lui refuser la lumière qui lui permet d’orienter sa vie vers Dieu. Enseigner la vérité, pour saint Thomas, c’est donc participer, à titre de cause seconde au gouvernement divin. Rien de moins ! C’est d’ailleurs ce que suggère discrètement l’emplacement de la question consacrée à l’enseignement dans la Somme de théologie. Saint Thomas en traite à la toute fin de la Prima pars, en plein cœur de son traité sur le gouvernement divin. Or, le gouvernement divin désigne la façon dont Dieu attire tous les êtres vers lui, leur fin dernière et leur vrai bien. En enseignant la vérité, le dominicain collabore au dessein providentiel de Dieu.
"In dulcedine societatis quaerere veritatem"
Cette mission si belle et si noble est aussi redoutable. Elle est menacée par un double danger. Le premier est celui de l’orgueil ou de la séduction. Utiliser sa science, son savoir, non pas pour conduire les âmes vers Dieu, mais pour les attirer à soi. Pour saint Thomas, cette attitude est une perversion terrible. Car elle consiste en fait à se substituer à Dieu. Le deuxième danger est celui de la négligence ou de la paresse dans l’étude. Un prêcheur qui par manque d’assiduité à l’étude enseignerait des choses fausses, floues, fades, ambigües, mettrait gravement en péril le salut des âmes, et dénaturerait la raison d’être de sa prédication. Il est comparable à un médecin dont la négligence dans ses études entraînerait la mort d’un de ses patients.
À ce double danger, saint Thomas propose une solution, qui consiste à mettre en œuvre la formule de saint Albert : in dulcedine societatis, quaerere veritatem. Rechercher la vérité, en bonne compagnie, avec ses frères en religion. La vie commune est en effet un puissant remède contre la tentation de l’orgueil ou de la séduction. En se mettant au service du bien commun de la communauté, le frère est sans cesse rappelé à sa vocation de serviteur. Ensuite, la recherche commune de la vérité, la discussion autour des question théologiques disputées permet d’éviter les erreurs, ou les "angles morts doctrinaux", comme on dit. Écoutons encore saint Thomas : « Ainsi donc, plus le nombre des docteurs s’accroît, plus s’accroît l’utilité commune qui vient de l’enseignement, car ce qui est inconnu de l’un se révèle à un autre ».
Cette étude en commun est également un puissant facteur d’unité d’une communauté : « Accompagnée de charité, l’étude édifie, et engendre la concorde ». Concordiam parit. Les frères qui, ensemble, cherchent, et avec la grâce de Dieu, trouvent la vérité, forment une communauté unie, en raison de "l’unité de la réalité connue" (secundum unitatem rei scitae). Et alors, la charité qui unit les membres de la communauté se remarque. Elle attire des vocations, et elle contribue à authentifier la parole de vérité que les fils de saint Dominique tentent de faire résonner.
Saint Thomas, demandez à Dieu d’entretenir dans nos cœurs la vertu de studiosité, pour que, passionnément attachés à la vérité, nous la prêchions avec ardeur en vue du salut des âmes, ainsi soit-il.