La prédication des fins dernières, depuis une cinquantaine d’années, a quasiment disparu. En taisant les grandes vérités de la mort et de l’au-delà, on prétend servir la charité. En réalité on la dessert gravement. C’est en effet la méditation des fins dernières qui nous permet d’exercer en vérité l’amour de Dieu, qui est Juge et Tout-Puissant ; l’amour de nous-mêmes, qui serons jugés par le Christ ; et l’amour des autres, qui ne peuvent être sauvés que par le Christ.
1. Vérité de l’amour de Dieu
Dieu est l’Être infini. Il a toutes les perfections : Toute-Puissance, Sagesse et Amour. Il déteste le péché qui s’oppose à sa Puissance, qui déroge à la Sagesse et qui fuit son Amour. Il hait le péché qui souille en l’homme sa divine Image. C’est parce qu’il est puissant, sage et aimant qu’il châtie le péché.
Dieu est Juge, nous paraissons l’avoir oublié ! Cette vérité, connue des paganismes antiques, est obscurément présente dans les religions de l’Afrique ou de l’Extrême-Orient, et elle est omniprésente dans l’islam. Il semble qu’elle ait disparu, non seulement de l’Occident moderne, mais du christianisme catholique.
Cette prétérition d’un pan entier du dogme chrétien a quelque chose de stupéfiant. Les fins dernières sont pourtant abondamment attestées dans l’Ancien Testament, elles sont rappelées avec insistance par le Christ, enseignées avec vigueur par les Apôtres, par les Pères et les Docteurs de l’Église, et constamment maintenues par tout le magistère catholique, jusque dans le Catéchisme de l’Église catholique. Les conséquences de ce silence sont gravissimes. La première conséquence, c’est qu’il dénature l’image de Dieu et qu’il rend impossible l’amour vrai du vrai Dieu révélé.
On présente un Dieu « purement miséricorde », comme si la première des miséricordes n’était pas la justice. On en fait un bon papa – type bourgeois sentimental, aristocrate « baba-cool », ou soixante-huitard libertaire –, qui cède toujours devant les transgressions de son enfant. Ce Dieu-là est le « Gentil Animateur » d’un « Club Med » cosmique. Il fond de tendresse devant ses créatures, il leur passe tous leurs caprices. Il est « toute-faiblesse », « accueil inconditionnel », nous disent les esprits faux qui s’autoproclament théologiens… et les nombreux pasteurs qui les suivent, par conviction ou par lâcheté.
Ce n’est plus le Dieu de la Révélation, le Dieu du Christ, de saint Paul, de saint Augustin et de Blaise Pascal. Comment l’aimerait-on d’amour vrai ? On a « anthropomorphisé » Dieu, au prix de la négation du premier article du Credo : « Je crois en Dieu le Père Tout-puissant… ». C’est un des aspects dramatiques de l’« apostasie silencieuse » de l’Europe (apostasie qui n’est d’ailleurs plus tellement silencieuse, ces derniers temps, en Europe de l’Ouest...). Plus ou moins confusément, le peuple chrétien sent qu’il y a quelque chose qui ne va plus. Loin d’accourir dans les églises, où l’on prêche – notamment aux enterrements – que tout le monde va au ciel, il va jouer le dimanche matin à son sport favori… puisque la pratique religieuse n’a plus d’importance pour le salut ! Ou bien il se révolte contre les prédicateurs de ce Dieu mou et les chantres de cet amour gélatineux, qui met sur le même plan Joseph Staline et Thérèse de Lisieux. Et parfois il se laisse fasciner par l’affirmation de la Puissance divine qui est le fond de l’islam.
Méditons donc les fins dernières, pour que la crainte de Dieu, « Roi de terrible majesté », soit l’écrin précieux de notre amour vrai pour Lui.
2. Vérité de l’amour de nous-même
Le silence sur les fins dernières a une deuxième conséquence : il fausse le rapport avec nous-même, et l’amour que nous devons nous porter. La perspective eschatologique est la seule qui mette nos actes dans leur vraie lumière : la responsabilité ! Nous serons jugés sur nos actes ; nos œuvres nous suivent. Ce qui sort de mon intelligence et de ma volonté libre, cela a une répercussion éternelle, cela dessine mon visage… pour les siècles des siècles.
Que des actes finis aient une conséquence en quelque sorte infinie, c’est tout le mystère de l’homme. Il est à l’Image de Dieu et, s’il est baptisé, à l’image du Christ. Ceux qui refusent cette perspective refusent la vérité de l’homme, et en font le jouet du hasard ou d’un déterminisme aveugle. La prétérition des fins dernières est une très grave offense à la dignité de l’homme. Cet être tient dans ses mains une éternité de bonheur dans la vision de Dieu, ou une éternité de malheur dans les flammes de l’enfer. Comme il est grand, cet être-là !
Si nous taisons cette vérité, cela ne l’empêche nullement d’être vraie. Prenons trois exemples dans les trois niveaux de certitude : morale, physique et métaphysique. Ce n’est pas parce que des pervers affirment qu’il n’y a pas d’actes intrinsèquement mauvais, qu’il n’y en a pas. Ce n’est pas parce que des imbéciles (au sens étymologique) disent que la terre est plate qu’elle n’est pas ronde. Ce n’est pas parce que certains prétendent nier le principe de non-contradiction qu’il est faux. Eh bien, l’enfer ne cesse pas d’exister parce que beaucoup le nient. Bien au contraire, il attend ces négateurs. Le discours du prétendu salut universel est un camouflage de l’angoisse dans le mensonge. Il rend l’homme dérisoire. Il fabrique une société d’irresponsables, et un catholicisme frelaté, où la sincérité prend la place du dogme et de la morale.
« C’est d’abord l’exigence de la vie éternelle – disait en 1990 le cardinal Ratzinger – qui donne au devoir moral son urgence absolue ». S’aimer soi-même, c’est suivre le Christ qui nous a aimés. Il a donné sa vie pour nous arracher à l’enfer, il a souffert son amère passion pour nous éviter le purgatoire, il est ressuscité et monté aux Cieux pour nous y entraîner. Où trouverons-nous la force d’un amour vrai de nous-mêmes ? Où trouverons-nous le courage du témoignage quotidien ? Là où les confesseurs et les martyrs les ont puisés : dans la pensée de la vie éternelle !
La pensée de l’enfer et du ciel nous aiguillonne pour marcher sur la voie resserrée où le Christ nous précède. Plutôt mourir à cette vie mortelle que de perdre la vie éternelle ! Dans la tentation, la crainte de l’enfer est salutaire. Elle est comme l’aiguille qui perce le tissu pour que passe le fil de l’amour, ou comme le phare de recul des voitures modernes qui nous avertit de l’accident… Habituellement cependant, c’est la pensée du ciel qui doit nous occuper. Elle est un GPS qui nous guide vers le paradis, ou un puissant radiotélescope qui capte les aurores boréales des cieux de gloire. Tout ce que nous faisons ici-bas est grand : dans l’obscurité certaine de la foi, cela tisse l’éclat de notre corps ressuscité, et écrit, au-delà du temps, notre nom d’éternité.
3. Vérité de l’amour du prochain
Le silence sur les fins dernières a une troisième conséquence : il nous empêche d’aimer en vérité nos frères. Si la prédication se focalise sur la construction d’un « monde meilleur » ici-bas, si tous les hommes sont sauvés, qu’ils adhèrent ou non au mystère du Christ, alors pourquoi mettre en œuvre les paroles du Christ : « Allez, de toutes les nations faites des disciples, celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, celui qui ne croira pas sera condamné » ?
La prétérition de ce qui est l’un des piliers de l’annonce évangélique, a pour conséquence de paralyser l’élan apostolique. Qu’importe alors l’adhésion à un dogme précis, la pratique de commandements déterminés, et même l’accueil explicite de la révélation du Christ ? L’évacuation de la notion de salut pulvérise la nécessité de la foi ! Elle détruit le nerf de la mission. On glisse vers un relativisme qui est parfois seulement bon enfant, mais qui devient tyrannique. Car les relativistes ressentent comme une agression le rappel des vérités dogmatiques, et comme un dangereux fanatisme la tentative de les faire partager.
Il y a là un prodigieux mépris de nos semblables. On les croit incapables de recevoir ce que le Fils de Dieu est venu leur dire. On les aime si peu que l’on ne se préoccupe pas de leur donner ce qui est notre plus grand trésor : la foi au Christ, la certitude que sa grâce nous divinise et nous rend capables de vivre ses commandements, l’espérance merveilleuse de la résurrection ! La « tyrannie du relativisme » et le manque de zèle apostolique servent, à nos frères rachetés par le Sang d’un Dieu, un banal discours sur « Justice et Paix » ! Alors qu’ils pourraient s’enthousiasmer pour les Béatitudes, et être bouleversés par le Récit de la Passion, on les endort avec un pathos indigent où la dimension surnaturelle a fait naufrage. Évidemment, comment parler d’héroïsme, si le salut, tragique enjeu du combat chrétien, a disparu ?
Au Jugement dernier, le Christ reproche à ceux qui sont à sa gauche de ne pas lui avoir fait miséricorde (cf. Mt 25, 41-45). Ceux-ci s’étonnent de cette affirmation et demandent quand cela s’est produit. Jésus leur répond : « Chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait ». Ce reproche vise certes un manque de miséricorde temporelle, mais, à plus forte raison, il concerne les déficiences dans la miséricorde spirituelle.
Les chrétiens négligents dans le zèle apostolique, qu’ils soient des pasteurs ou des laïcs confirmés, doivent craindre d’entendre au Dernier Jour ce terrible reproche : « J’avais faim de vérité, et vous ne m’avez pas brisé le pain de la Parole de Dieu. J’avais soif de certitudes surnaturelles, et vous m’avez abreuvé d’un insipide breuvage humanitaire. J’étais étranger, sans patrie spirituelle sur la terre, et vous ne m’avez pas invité à entrer dans l’Église, qui est la maison de Dieu. J’étais nu, et vous ne m’avez pas revêtu du vêtement de la grâce. J’étais dans la prison de l’erreur, et vous ne m’avez pas donné la libération de la vérité révélée ».
Suivons plutôt l’exemple de saint Dominique. Il brûlait d’un zèle incroyable pour le salut de tous les hommes. Renouvelons, par l’intercession de l’Immaculée et de saint Joseph, notre amour vrai pour Dieu, pour nous-mêmes et pour nos frères les hommes qui sont appelés à l’éternité bienheureuse. « Mon Dieu, ma miséricorde, que vont devenir les pécheurs ? »
Fr. Louis-Marie de Blignières