Par le père Albert-Marie Crignon
paru dans Sedes Sapientiæ n°152
De nos jours, il est devenu courant de parler des onze premiers chapitres du livre de la Genèse comme de « mythes ». Ainsi fait André Wénin, professeur d’exégèse à Louvain, dans un livre consacré à ces chapitres :
Parce qu’ils offrent une clé de lecture de l’existence à qui accepte de dialoguer avec eux, les mythes et la sagesse immémoriale qui s’y exprime conservent aujourd’hui encore tout leur pouvoir et restent à même d’éclairer le lecteur et le réel dont il est partie prenante. Un récit mythique – et les premières pages de la Genèse en déploient un – parle en effet de ce qui est constitutif de l’humain, et touche ce qui est central.
Vus dans cette perspective, les onze premiers chapitres de la Genèse n’ont rien à nous apprendre sur le plan historique. Ils ne nous transmettent même pas, d’ailleurs, la moindre vérité révélée. Ils ne font que proposer modestement une réflexion d’origine purement humaine, sans autre garantie que celle de la sagesse propre de la tradition humaine qu’ils véhiculent. Bien loin de s’en effrayer, Wénin s’en félicite : de cette façon, la liberté du lecteur est parfaitement respectée, parce que « la vertu du récit est de ne pas délivrer une vérité unique et figée ».
Ainsi donc, plus de 3 000 ans après la révélation du Sinaï et plus de 2 000 ans après celle du Calvaire, nous sommes tout aussi ignorants, en ce qui concerne le commencement du monde et de l’humanité, que pouvaient l’être les païens qui ont conçu le poème babylonien de la création (Enouma Elish) ou bien l’épopée de Gilgamesh ! Pour qui croit vraiment, avec l’Église, que la Parole de Dieu s’est fait entendre dans l’histoire, d’abord de façon partielle par les prophètes, puis de façon plénière par le propre Fils de Dieu fait homme, cela n’est pas admissible. Nous pouvons bien ignorer une multitude de choses relatives à ces temps primordiaux, parce que les connaître n’importe pas, en définitive, à notre salut. Mais il y a certaines réalités d’ordre historique qui sont trop importantes pour que Dieu ne nous les ait pas fait connaître avec certitude.
Pour bien lire les onze premiers chapitres de la Genèse, il n’est donc nullement nécessaire de commencer par récuser tout savoir tiré du catéchisme ou de la tradition théologique, comme le fait Wénin. C’est même la manière la plus sûre de manquer l’essentiel, car la Bible n’est pas un livre adressé d’abord à chaque lecteur en particulier, mais un livre à lire en Église. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que ces chapitres, plus que les autres, demandent un discernement délicat : qu’est-ce que ces textes se proposent formellement d’enseigner ? Que disent-ils et que ne disent-ils pas ?
Pour tâcher d’éclairer un peu ces problèmes difficiles, j’aborderai deux récits des plus célèbres : le récit de la création du monde en Gn 1, 1 – 2, 3 et le récit du paradis et de la chute en Gn 2-3.
Le récit de la Création (Gn 1, 1 – 2, 3)
Les 7 jours : un cadre littéraire de sens théologique
Dans un très bon article de la Revue Biblique sur le récit des six jours de la création (Revue biblique, janvier 1896), le père Lagrange expliquait qu’il faut bien distinguer, dans ce récit, ce qui relève du cadre littéraire et ce qui relève du contenu historique et théologique. Le rédacteur sacerdotal de Gn 1 se propose bien de livrer un enseignement sur la création du monde. Cet enseignement est avant tout théologique : il s’intéresse d’abord et surtout aux relations verticales qui lient les créatures au Créateur. Les relations horizontales des créatures entre elles l’intéressent beaucoup moins, elles ne font pas partie de ce qu’il se propose formellement d’enseigner au nom de Dieu. Cet enseignement sacré comporte aussi une part d’histoire, ici au sens large, c’est-à-dire une part d’enseignement portant sur des faits originels. « Le premier chapitre de la Genèse affirme et enseigne des faits très précis et les enseigne au sens propre. Ce n’est pas une allégorie. L’allégorie sert de voile à un enseignement plus important que les faits présentés au lecteur : or on ne voit pas ce qui peut être plus important que la création du ciel et de la terre. »