Sermon du père Albert-Marie Crignon pour le 25e dimanche après la Pentecôte
Nous sommes au mois de Novembre, consacré à la prière pour les défunts. Nous approchons aussi de la fin de l’année liturgique. De plus en plus, l’Eglise tourne son regard et le nôtre vers le dernier jour du monde présent. Ce grand jour, où, comme le dit S. Paul, « il faut que tous nous soyons mis à découvert devant le tribunal du Christ, pour que chacun recouvre ce qu'il aura fait pendant qu'il était dans son corps, soit en bien, soit en mal » (2 Co 5.10). En ce jour, en effet, les fils de ce monde et les fils du Royaume seront définitivement jugés et séparés, comme Notre-Seigneur nous en avertit à la fin de l’allégorie du bon grain et de l’ivraie (Mt 13.30).
Toutes ces circonstances m’invitent à considérer avec vous le mystère de notre destinée éternelle. Mais je vais le faire sous un angle particulier : celui de la destinée d’un corps qui est mortel par nature et que, pourtant, Dieu a fait capable d’une éternité de bonheur ou de malheur. Il y a un véritable mystère du corps humain, car Dieu l’a engagé dans une aventure qui dépasse absolument les limites de cette vie et même du monde présent. Essayons de scruter ce mystère en prenant l’Ecriture pour guide.
I. Au commencement : les « mystères joyeux » du premier Adam
« Dieu dit : Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu'ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre » (Gn 1.26). C’est dans ces termes solennels que le grand récit de la création du monde nous rapporte le projet originel de Dieu. Il avait d’abord fait les myriades des anges, esprits purs, séparés de toute matière, lumières immortelles allumées à sa Lumière éternelle, flammes d’amour brûlant nuit et jour devant la face de l’Amour infini.
Mais cela ne suffisait pas à sa bonté. Lui dont le nom est « Je suis », lui qui est le Vivant aux siècles et des siècles, a voulu encore étendre l’existence et la vie jusqu’aux dernières limites de l’être, tout près du néant. Il a donc créé la matière, cet être étonnant, si fragile, toujours en mouvement, et qui pourtant est bien réel et subsiste en étant uni tantôt à une forme, tantôt à une autre.
Pour que sa sagesse resplendît davantage dans le monde des corps, Dieu a encore voulu qu’il y eût une hiérarchie parmi eux. C’est ainsi qu’il a ordonné les êtres non vivants au bien des vivants. Parmi les vivants eux-mêmes, il a établi un ordre, car tous n’ont pas la même perfection. Et au sommet de cet ordre, il a placé l’homme, le seul de tous les êtres corporels qu’il ait créé à son image. En l’homme, l’ordre des esprits s’abaisse jusqu’à toucher celui des corps et l’ordre des corps est élevé et ennobli jusqu’à servir aux opérations d’un esprit immortel.
C’est bien pourquoi la Genèse nous représente le Créateur comme un potier qui façonne, qui modèle amoureusement, de ses propres mains, le corps du premier homme, avant d’insuffler en lui une âme, un principe de vie, qu’il semble tirer du plus intime de lui-même. Par son corps mortel, l’homme appartient vraiment à ce monde visible, il est l’humain tiré de l’humus. Par son âme immortelle, il fait vraiment partie du monde invisible, il est le petit frère des anges et il est destiné, comme eux, à jouir éternellement de l’amitié du Créateur.
Oh ! comme il était beau, le corps de l’homme dans la fraicheur et l’éclat de son premier matin ! Il était vraiment, comme dit le psaume, « couronné de gloire et d’honneur » (Ps 8.6), à peine moindre que les anges. Car Dieu, dans sa bonté surabondante, l’avait exempté même de ses infirmités naturelles : le corps du premier homme ne pouvait mourir, tant était grande, alors, la vigueur préternaturelle de son âme. Sa raison régnait sur ses sens et ses passions. Elle exerçait sur eux une domination paisible et incontestée, en sorte qu’aucun vêtement n’était nécessaire pour préserver sa dignité. Enfin, il vivait en harmonie avec les bêtes, dans le cadre d’un jardin délicieux que Dieu avait préparé pour lui. C'était là, pourrait-on dire, les mystères joyeux du premier Adam. Ils n’étaient encore qu’un commencement, une première floraison de l’humanité, mais qui promettait des fruits magnifiques.
II. Les mystères douloureux du premier Adam
Hélas ! Nous savons tous que, par la faute de nos premiers parents, ces promesses n’ont pas été tenues. Les fruits n’ont pas répondu à la promesse des fleurs. Pour avoir écouté la suggestion du vieux serpent, celui que Notre Seigneur appelle « menteur et homicide depuis le commencement » (Jn 8.44), l’homme est tombé, il a perdu l’amitié de Dieu, la justice originelle et, avec elle, tous les privilèges qui l’élevaient au-dessus de sa condition mortelle. Puisqu’il a prétendu s’égaler à Dieu, il est juste qu’il éprouve dans tout son être, et d’abord dans son corps, qu’il n’est, après tout, qu’un homme : « Poussière, tu es. A la poussière tu retourneras » (Gn 3.19). C’est alors que commencèrent les mystères douloureux du corps humain.
Encore, s’il ne s’agissait que de peiner, de souffrir pendant une courte vie, puis de mourir, peut-être pourrait-on s’en accommoder. Mais il y plus grave : c’est que désormais, comme dit S. Paul, l’homme n’est plus à lui-même, il est aliéné. Il est devenu « un être de chair, vendu au pouvoir du péché » (Rm 7.14). Son corps, ses passions, qui auraient dû être au service de son esprit, sont devenus ses tyrans. L’homme déchu est divisé en lui-même : il éprouve une mutinerie continuelle de la chair contre l’esprit : « Je me complais dans la loi de Dieu du point de vue de l'homme intérieur ; mais j’aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et m'enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres » (Rm 7.22-23). En vérité, le mal est si grave que, pour Adam et ses fils, il n’y a aucun espoir de guérison, à moins que Dieu ne reprenne son œuvre à la racine, qu’il ne renouvelle, en quelque sorte, le modelage originel, pour faire un homme entièrement nouveau.
III. Les mystères joyeux, douloureux et glorieux du dernier Adam
Cela Dieu l’a fait. Il a prouvé que, comme disait l’ange Gabriel à la Bienheureuse Vierge Marie, rien ne lui est impossible. Il n’est aucun mal, si grand soit-il dont sa sagesse et sa puissance ne puissent tirer un bien encore plus grand.
Quel grand bien Dieu a-t-il donc tiré d’une telle déchéance ? Voici : « Quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d'une femme, né sujet de la Loi, afin de racheter les sujets de la Loi, afin de nous conférer l'adoption filiale. Et la preuve que vous êtes des fils, c'est que Dieu a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son Fils qui crie : Abba, Père ! Aussi n'es-tu plus esclave mais fils ; fils, et donc héritier de par Dieu » (Ga 4.4-7).
La Vierge a prononcé son « fiat ». L’Esprit-Saint survient en elle, l’ombre du Très-Haut la recouvre. Alors, comme au commencement, le Père façonne de ses deux mains, le Fils et l’Esprit, un corps d’homme. Mais cette fois, c’est pour en faire la demeure du Verbe lui-même, le Tabernacle d’un Dieu vivant au milieu des hommes. Qui dira la splendeur de ce dernier Adam, qui surpasse celle du premier autant que le Ciel est élevé au-dessus de la terre ? Quelle allégresse éclate dans les mystères joyeux de ses premiers pas sur la terre ! « Tu es beau, le plus beau des enfants des hommes, la grâce est répandue sur tes lèvres. Aussi tu es béni de Dieu à jamais. (…) Tu aimes la justice, tu déteste l'impiété. C'est pourquoi Dieu, ton Dieu, t'a donné l'onction d'une huile d'allégresse comme à aucun de tes compagnons. » (Ps 45.3,8).
Ce nouvel Adam est un vaillant héros. Il part « en vainqueur et pour vaincre encore » (Ap 6.2), comme le dit l’Apocalypse. Sa victoire est certaine, mais il faudra qu’il y mette le prix. Et nous savons bien quel prix il a payé pour sauver l’homme par lui modelé. Les mystères douloureux du dernier Adam surpassent ceux du premier autant que Dieu surpasse l’homme. « Détruisez ce sanctuaire et en trois jours je le relèverai » (Jn 2.9). Eh bien oui, nous l’avons détruit, ce divin corps, ce corps si saint et si pur, formé par l’Esprit-Saint dans le sein de la Vierge immaculée ! A coups de poings, à coups de fouet, avec les épines, avec les clous, avec la lance, nous nous sommes acharnés à ruiner la plus belle des œuvres de Dieu.
Mais lui, le Seigneur, conformément à sa promesse, a relevé le Temple détruit. Le 3e jour, il s’est montré vivant à Madeleine et aux saintes femmes, à Pierre, à tous les apôtres. C’était bien lui : il portait encore dans sa chair la marque des clous et de la lance. Mais il vivait d’une vie nouvelle, glorieuse et impérissable, et ses plaies mêmes rayonnaient d’une lumière mystérieuse, annonçant sa victoire sur la mort. Voici les mystères glorieux du dernier Adam, ces mystères dont le premier Adam s’était rendu indigne, mais qui lui été rendus en son fils et sauveur, Jésus-Christ. En lui, Dieu nous a montré à quelle fin sublime il veut conduire, par-delà le drame du péché et de la mort, le corps humain par lui modelé : « Car, la mort étant venue par un homme, c'est par un homme aussi que vient la résurrection des morts. De même en effet que tous meurent en Adam, ainsi tous revivront dans le Christ. (…) Il faut, en effet, que cet être corruptible revête l'incorruptibilité, que cet être mortel revête l'immortalité » (1 Co 15.21-22,53).
Conclusion : le mystère du corps baptisé
Vous allez sans doute me demander, à présent : qu’en est-il de nous ? Le Christ est ressuscité, il a vaincu la mort, il a sauvé et conduit à sa fin ultime le corps humain modelé par Dieu au commencement. Nous nous réjouissons de son triomphe, si bien mérité. Nous espérons avoir part, au dernier Jour, à sa victoire et à sa gloire. Mais en attendant ? Ne faut-il pas toujours peiner, souffrir et mourir ? Notre condition dans la vie présente est-elle vraiment changée ?
Oui, n’en doutez pas : elle est changée du tout au tout. Vous avez entendu S. Paul nous dire : « tu n’es plus esclave mais fils. La preuve, c’est que Dieu a envoyé dans ton cœur l’Esprit de son Fils et que tu oses l’appeler : “Père” » Ce qui a opéré ce changement prodigieux, c’est votre baptême dans le Christ.
Car il y a un mystère du corps baptisé. Un corps baptisé, c’est sans doute encore un corps mortel, mais ce n’est déjà plus un corps sous l’empire de la mort. Il est dit des pécheurs, dans un psaume : « la mort les mène paître » (Ps 49.15). Mais vous, s’il est vrai que vous êtes fidèles aux promesses de votre baptême, vous n’avez plus la mort pour pasteur. Votre Pasteur, c’est celui qui a donné sa vie pour que ses brebis aient la vie éternelle. C’est le Christ ressuscité. Au baptême, votre corps a été mystiquement greffé sur son corps glorieux. Le Christ a mis en vous le germe d’une vie sur laquelle la mort est sans pouvoir.
Dès lors, toutes les fois que vous vivez de la grâce baptismale, toutes les fois que vous communiez, que vous priez le rosaire, que vous offrez un sacrifice par amour de Dieu et des hommes, à chaque fois, vous certifiez un peu plus qu’en vous aussi le Christ a déjà vaincu la mort. Vivons ainsi, spécialement pendant ce mois de novembre : que chacun des actes de notre vie chrétienne soit pour nous une préparation à la mort et une anticipation de la victoire finale, qui nous est déjà acquise dans le Christ.