Dans deux articles de La Croix, parus le 24 novembre et le 1er décembre 2017, le fr. Jocelyn Dorvault, op, explique pourquoi la nouvelle traduction de la 6e demande du Notre Père (« Et ne nous laisse pas entrer en tentation ») « ne résout pas le problème ». Nous la jugeons, nous-aussi, insatisfaisante, mais pour des raisons toutes différentes. Le commentaire du frère ne rend pas justice, selon nous, au vrai sens de cette 6e demande, tel que l’a expliqué Jean Carmignac dans À l’écoute du Notre Père, un ouvrage que nous jugeons remarquable et que le fr. Dorvault cite lui-même. Nous proposons donc ici une réponse à ses deux articles.
1. Le fr. Dorvault affirme que « nous n’avons aucun accès à la prière de Jésus telle qu’elle est probablement sortie de sa bouche. » C’est très exagéré. Il est vrai que les disciples de Jésus ont pris parfois certaines libertés dans leur manière de rapporter les paroles du maître. On peut l’admettre, en particulier dans les grands discours, où la part de composition est plus grande. Mais il est encore plus sûr que les évangiles synoptiques portent la marque de ce que Marcel Jousse a appelé le « style oral », dans lequel la mémorisation mot pour mot joue un grand rôle. De plus, les rabbis de l’époque exigeaient de leurs disciples qu’ils fissent tout leur possible pour retenir par cœur jusqu’aux formules du maître et ils utilisaient divers procédés (répétitions, parallélismes, etc.) pour favoriser la mémorisation. Peut-on bien croire que, dans le cas d’une prière enseignée par le Christ, les disciples n’aient pas eu à cœur d’en garder un souvenir très exact ?
2. On aurait pu, dit encore le fr. Dorvault traduire le mot « tentation » par « épreuve », qui est plus large. Mais précisément, Jean Carmignac a montré, de manière décisive, que le mot grec peirasmos, employé ici, doit être traduit par « tentation » et non par « épreuve ». Une épreuve, en effet, est une situation de difficulté physique ou morale, qui vise à manifester ou à améliorer la valeur de celui qui y est soumis. Une tentation, en revanche, est un piège tendu à une personne pour la faire tomber dans le péché. Dans l’Ancien Testament, la différence entre les deux n’est pas encore nette, mais elle s’affirme peu à peu. Dans le Nouveau Testament et dans la littérature juive du temps du Christ, les choses sont devenues parfaitement claires : il y a, d’un côté, le Seigneur, qui met parfois ses fils à l’épreuve pour les faire grandir, de l’autre, le diable et ses séides qui tentent les hommes pour les faire tomber.
3. Cela étant, de quoi s’agit-il dans la 6e demande du Notre Père ? Sûrement pas d’« épreuve », car demander à Dieu de ne pas permettre que nous soyons éprouvés serait absurde : ce serait comme lui demander de ne jamais grandir. Il y a d’ailleurs bien des textes bibliques qui affirment expressément que l’épreuve fait partie de la condition ordinaire des hommes aimés de Dieu. Ainsi le Siracide : « Mon fils, si tu prétends servir le Seigneur, prépare-toi à l’épreuve. Fais-toi un cœur droit, arme-toi de courage, ne te laisse pas entrainer au temps de l’adversité. Attache-toi à lui, ne t’éloigne pas, afin d’être exalté à ton dernier jour. Tout ce qui t’advient accepte-le, et […] montre toi patient, car l’or est éprouvé par le feu, et les élus dans la fournaise de l’humiliation » (Si 2, 1-5). Peut-on être plus clair ? Et ce ne sont pas là des idées vétérotestamentaires que le Nouveau Testament aurait rendues caduques. On lit dans les Actes des apôtres : « Ils [Paul et Barnabé] affermissaient le cœur des disciples, les encourageant à persévérer dans la foi, car, disaient-ils, il nous faut passer par bien des tribulations pour entrer dans le Royaume de Dieu. » (Ac 14, 22).
Il est clair, par ailleurs, que ces textes rapportent bien ces épreuves à Dieu, en ce sens qu’il les permet alors qu’il pourrait les empêcher. Les lettres aux sept Églises d’Asie, dans l’Apocalypse de Jean sont limpides sur ce point. Par exemple, aux fidèles de Thyatire, le Christ dit, après avoir annoncé qu’il va « frapper de mort » les sectateurs de la fausse prophétesse, « quant à vous autres, qui ne partagez pas cette doctrine […], je vous déclare que je ne vous impose pas d’autre fardeau. » (Ap 2, 24). De même, à l’Église de Philadelphie, il déclare : « Puisque tu as gardé ma consigne de constance, à mon tour je te garderai de l’heure de l’épreuve qui va fondre sur le monde entier pour éprouver les habitants de la terre » (Ap 3, 10). Pour l’auteur de l’Apocalypse, tout est dans la main du Christ : il prévoit l’épreuve, il détermine son extension, il décide qui elle doit ou ne doit pas toucher. Aucun mal n’arrive que par sa permission et dans les limites fixées par lui. C’est donc faire fausse route que de prétendre exonérer Dieu de toute responsabilité dans l’épreuve, comme semble vouloir le faire le fr. Dorvault. Si beaucoup, de nos jours, vont dans ce sens, ce n’est pas, hélas, une preuve de fidélité à la Parole de Dieu.
4. La 6e demande du Notre Père, quant à elle, ne parle pas d’épreuve mais bien de tentation. Carmignac le montre par deux arguments très probants.
D’abord le contexte immédiat : cette demande vient juste après une demande pour que les « dettes » de nos péchés nous soient remises et juste avant la demande d’être délivré, non pas du mal en général, au neutre, mais « du Mauvais » au masculin, c’est-à-dire du diable, celui que justement l’évangile de Matthieu appelle « le tentateur » (Mt 4, 3). Dans ces conditions, quoi de plus naturel que de comprendre que la 6e demande vise la « tentation » qui a pour agent le diable et tend à nous faire tomber dans le péché ? L’ordre des demandes est parfaitement logique : pardonnez-nous, pour le passé, les péchés déjà commis ; gardez-nous, à l’heure présente où le tentateur s’approche, « d’entrer dans la tentation », c’est-à-dire d’y succomber ; et à l’avenir, délivrez-nous définitivement du Mauvais.
Ensuite, un parallèle avec le récit de l’agonie du Christ est éclairant. Jésus y déclare aux disciples : « Veillez et priez afin que vous n’entriez pas dans la tentation » (Mt 26, 41). Le contexte montre clairement qu’il s’agit bien ici d’une tentation diabolique qui, du côté de l’ennemi, a pour but de ruiner la foi des disciples. Luc la rapporte explicitement à Satan (cf. Lc 22, 31). On a pu relever, d’ailleurs, plusieurs points de contacts entre la prière du Notre Père et celle du Christ à Gethsémani.
5. Nous concluons donc avec Carmignac : « Si l’on veut rester fidèle au texte du Notre Père, et au parallèle de Gethsémani, on doit admettre que l’idée de la tentation, qui est si largement répandu dans le Nouveau Testament, est nettement contenue dans la 6e demande ». Ce que le Christ nous prescrit de demander, ce n’est pas que l’épreuve nous soit épargnée, mais que Dieu nous garde de succomber quand celle-ci prend la forme d’une tentation qui nous pousse au mal. Et s’il y a un problème posé par la nouvelle traduction, ce n’est pas qu’elle insinuerait que nous sommes parfois éprouvés par la permission de Dieu, puisque cette idée est biblique à 100 %. C’est plutôt qu’elle parle « d’entrer en tentation », c’est-à-dire, en bon français, « commencer à être tenté ». Or, le problème n’est pas d’être soumis à certaines tentations mais bien de ne pas y succomber. L’expression « entrer dans la tentation » exprimerait adéquatement cette dernière idée. Qu’on pense à la différence entre « entrer en jeu » et « entrer dans le jeu » : dans le premier cas, on commence simplement à agir. Dans le second, on devient partie prenante d’une action qui peut entrainer au mal.
Voilà ce que nous demandons dans le Notre Père : ne pas entrer dans le jeu de Satan à l’heure où le tentateur entre en jeu.
Fr. Albert-Marie Crignon, Fraternité Saint-Vincent-Ferrier
Ce texte est originellement apparu sur le blog Le Rouge & le Noir