+ Nous avons célébré hier la fête de la Présentation de notre Seigneur au Temple et de la Purification de la bienheureuse Vierge Marie. Quarante jours après la naissance de Jésus, Marie et Joseph se rendent au temple de Jérusalem pour offrir au Seigneur l’enfant en tant que premier-né, et le racheter au moyen d’un sacrifice. Cette oblation du Fils de Dieu est un modèle pour tous ceux qui ont consacré toute leur vie au Seigneur, pour tous ceux qui, à travers les conseils évangéliques, ont voulu suivre au plus près Notre Seigneur Jésus-Christ, le Consacré du Père, pauvre, vierge et obéissant. Dans la fête de la Chandeleur brille ce mystère de la consécration : consécration du Christ, consécration de Marie, consécration de tous ceux qui se sont mis à la suite de Jésus-Christ par amour du Royaume de Dieu. Cela est exprimé de façon éloquente, au rite dominicain, au moment de l’offertoire de la Messe, par l’offrande que chaque frère fait, à l’autel, de son cierge. Le 2 février est la fête des religieux.
I. La vie religieuse traverse dans l’Église une crise sans précédent. Elle semble bien près de faire naufrage, telle cette barque que nous dépeint l’évangile de ce jour, qui prend l’eau de toutes parts et dans laquelle notre Seigneur s’est endormi.
Sur ce véritable naufrage de la vie religieuse à l’époque postconciliaire, les chiffres sont plus éloquents que tous les mots. En 50 ans, entre 1965 (fin du concile Vatican II) et 2015, le nombre des religieux dans le monde est passé de 330 000 à 200 000 ; celui des religieuses est passé de 1 100 000 à 670 000. Soit, dans les deux cas, une diminution de près de 40 %. Et encore ne s’agit-il que de statistiques mondiales : en Europe et en Amérique du Nord, la chute est de 60 % ! Le phénomène est loin d’être enrayé. Depuis 2010, les religieuses sont 10 000 de moins chaque année. C’est une crise sans précédent. Car cette diminution, quasiment de moitié, du nombre des religieux dans l’Église n’est pas due, comme au temps de sainte Catherine de Sienne, à la peste noire, mais bien à une autre peste, la peste du modernisme et du naturalisme. Cette diminution est due aux abandons massifs des religieux et à la chute vertigineuse des vocations.
C’est une situation dramatique, qui devrait bien davantage préoccuper les autorités ecclésiales ! Car la vie religieuse est manifestation de la sainteté de l’Église et source permanente de grâce. Quand le cœur est atteint, c’est tout le corps qui se porte mal. Avec la sainte liturgie, la vie religieuse – spécialement la vie contemplative – est le lieu dans lequel s’exerce au plus haut point dans l’Église la vertu de religion. C’est pourquoi, au long des siècles, l’autorité suprême a toujours encouragé les religieux, s’efforçant de les réformer quand ils tendaient à faiblir et à se relâcher, et sachant s’appuyer sur eux pour rendre sa vigueur à l’ensemble du corps ecclésial lorsque c’était nécessaire. Inversement, la décadence de la vie religieuse – surtout féminine – ne laisse rien augurer de bon pour l’Église. « Le poisson pourrit par la tête », dit-on familièrement. Il y a vingt ans, le cardinal Ratzinger se déclarait « convaincu que la crise de l’Église que nous vivons […] repose largement sur la désintégration de la liturgie ». Nous ajouterions volontiers : « sur la désintégration de la liturgie (lors de la la réforme post-conciliaire), … et de la vie religieuse (lors de l’aggiornamento post-conciliaire) ».
Face à ce constat dramatique, que pouvons-nous faire ? La réponse ne sera évidemment pas la même, selon que nous sommes laïcs ou religieux.
II. Les fidèles laïcs – et les clercs séculiers – devraient nourrir une grande estime de la vie religieuse. Pour cela, encore faut-il la connaître. On ne peut estimer ce que l’on ne connaît pas ou que l’on connaît mal. Si je crois que les religieux ne sont que des inutiles, des prêtres au rabais, des paresseux qui ont trouvé une « planque » pour ne pas se fatiguer à servir en paroisse, naturellement je ne vais pas être porté à estimer beaucoup cet état. Si je crois que les religieuses ne sont que des pauvres filles « coincées » qui n’ont pas trouvé de mari, et qui ont dû se caser vaille que vaille, certes, je ne vais pas prier beaucoup pour les vocations religieuses féminines et encore moins encourager ma fille, jolie et brillante dans ses études, à embrasser cet état de vie.
Rappelons donc ce qu’est la vie religieuse. La vie religieuse, nous dit saint Thomas d’Aquin, repris par le magistère constant, c’est un « état de perfection ». Par-là, nous n’entendons évidemment pas dire que les religieux sont parfaits, mais que, étant tenus, comme tous les chrétiens, de tendre à la perfection de la charité, ils se placent pour l’atteindre dans un état particulier, se dotant pour cela de moyens très efficaces. Ces moyens, ce sont les trois vœux publics de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Par ces vœux, le religieux écarte tous les obstacles qui pourraient retarder ou égarer sa marche vers le Seigneur. Par ces vœux, il donne d’un seul coup à Dieu tout l’arbre de sa vie avec tous ses fruits (ce qui est bien plus méritoire que de donner chaque fruit l’un après l’autre). Et ce sacrifice, ce don de soi-même, est un très grand acte d’amour de Dieu. « Aimer, c’est tout donner et se donner soi-même », disait sainte Thérèse de Lisieux. « L’amour vit et se nourrit de sacrifices » (S. Maximilien Kolbe).
Et ce sacrifice, qui nous unit à l’offrande de Notre Seigneur Jésus-Christ et de sa très sainte Mère, est une grâce immense pour toute l’Église. Il est fécond pour le salut des âmes. Il fait, à leur tour, des religieux, s’ils sont fidèles, des lumières pour éclairer les nations, des fils de lumière, le sel de la terre. Les religieux témoignent « qu’elle passe la figure de ce monde », que « notre cité est dans les cieux » et que nous devons « chercher les choses d’en haut ». Cela est particulièrement vrai des religieuses, épouses du Christ, et encore plus des contemplatives. Leur séparation radicale du monde, manifestée concrètement par leur clôture, n’est pas une désertion. Par l’exemple de la perfection chrétienne de leur vie, par leur prière et leur pénitence, les religieuses sont aux avant-postes du combat de l’Église militante. Elles en sont les unités d’élite, les forces spéciales. Sainte Thérèse d’Avila dit qu’elles sont comme le porte-étendard, qui au milieu de la bataille, s’expose à tous les coups, et ne peut en rendre aucun. Elles ne peuvent en rendre aucun, car, pour la religieuse cloîtrée, il n’est pas de faux-fuyant, de diversion dans l’apostolat et les succès humains – toutes choses que peuvent connaître les religieux hommes. Aussi leur vie est-elle une vie toute surnaturelle, une vie toute de foi et d’amour.
La vie religieuse appartient à la sainteté de l’Église. Que serait l’Église si les consacrés disparaissaient ? Pourrait-elle encore exister ?
Mes bien chers Frères, ayez en grande estime la vie religieuse, priez pour ceux qui prient, priez pour les vocations religieuses féminines. Encouragez-les.
III. Pour nous autres religieux, notre réponse à la crise présente de la vie religieuse tient en un mot : fidélité. Nous nous sommes offerts à Dieu avec solennité le jour de notre profession. Ce jour-là, par le moyen de nos vœux, nous avons tout donné. Tout. Omnia. Ecce nos relinquimus omnia. Voici que nous avons tout quitté. Ne reprenons pas ce que nous avons donné.
Il y a deux moyens d’être infidèles. Naturellement, nous pouvons pécher directement et gravement contre nos vœux, nous pouvons même – Dieu nous en préserve ! – abandonner la vie religieuse. 2500 religieux ou religieuses obtiennent chaque année la dispense de leurs vœux. Ne pensons pas que ce danger ne menace que les progressistes. Nous possédons notre trésor dans des vases d’argile : « Que celui qui se flatte d’être debout, prenne garde de ne pas tomber ! »
Mais il y a une autre façon plus insidieuse de reprendre notre offrande, de négliger notre vocation : s’endormir, s’arrêter sur le chemin de la sainteté. C’est le danger de la tiédeur. Il n’y a rien de plus dangereux pour un couvent que le religieux relâché qui ne veut plus tendre à la perfection. Il contamine les autres, il ruine l’observance régulière. Les petites infidélités à la règle (le non-respect du silence, les petits accommodements avec la pauvreté notamment) préparent les grandes. « Comme tout devient grave, lorsque l’on cesse d’aller de l’avant ! » (sainte Thérèse d’Avila), lorsque l’on n’est plus tendu vers la perfection.
Pour lutter contre le sommeil de l’infidélité, pour secouer notre torpeur, rappelons-nous le « premier amour » par lequel Jésus-Christ a réchauffé notre cœur : non par nostalgie, mais pour alimenter cette flamme. Pour cela il faut demeurer avec Lui, dans le silence et l’adoration ; et ainsi réveiller en nous la volonté de partager sa vie de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, et d’embrasser sa croix. Comme symboliquement, hier, notre procession dans le cloître, la vie religieuse est un pèlerinage de l’esprit, avec ses temps de marche et ses stations ; un pèlerinage à la recherche d’un Visage qui parfois – rarement – se manifeste, et parfois – souvent – se voile. Faciem tuam, Domine, requiram (Je cherche votre face, Seigneur) ! Que ce soit le désir constant de notre cœur, le ressort de notre marche. Que la très sainte Vierge Marie, la Consacrée par excellence, qui portait dans ses bras la Lumière même, le Verbe fait chair, nous guide en chemin au milieu des ténèbres de ce monde, jusqu’au saint temple de la gloire de Dieu. +
Frère Reginald-Marie Rivoire