Cet article est paru dans le numero 145 de notre revue Sedes Sapientiae
Le cardinal von Galen, évêque de Münster de 1933 à 1946, a été béatifié par Benoît XVI le 9 octobre 2005. Jérôme Fehrenbach, dans la biographie qu’il lui consacre [1], s’arrête à sa mort en mars 1946 et n’évoque pas du tout la procédure de béatification engagée à la fin des années 1950 et qui a abouti près d’un demi-siècle plus tard. Incompréhensiblement, il n’utilise pas la très abondante source historique et biographique que constituent les témoignages sous serment recueillis lors du procès de béatification [2]. Sans doute a-t-il estimé que les très importantes et intéressantes archives de la famille von Galen auxquelles il a eu accès (correspondances, etc.) suffisaient à dresser un portrait intime, personnel et spirituel à la fois, du grand évêque. Mais, ce faisant, il s’est privé des résultats d’une enquête systématique qui, comme dans tout procès de béatification, a porté, non seulement sur toutes les étapes de la vie du cardinal von Galen, mais aussi sur la façon dont il a pratiqué les différentes vertus (cardinales et théologales) et sur les questions difficiles qui pouvaient donner lieu à des objections.
Si cette nouvelle biographie de von Galen apporte beaucoup d’éléments nouveaux, elle peut être complétée par d’autres travaux et d’autres sources pour mieux connaître cette grande figure de l’Église allemande contemporaine et mieux comprendre certaines de ses décisions et certains de ses actes.
Une famille ancrée dans la tradition catholique
Mgr von Galen était fier de ses séculaires origines terriennes et westphaliennes. Il les revendiqua publiquement dans un sermon prononcé en novembre 1937 : « C’est un fait établi, assorti de preuves documentaires, que mes ancêtres, des hommes de mon nom et de ma maison, dont le sang coule dans mes veines, depuis plus de 700 années, ont leur fief ici en Münsterland et sur les rives de la Lippe, que mes ancêtres en tant qu’allemands et allemandes ont vécu ici et sont morts ici. »
C’est une famille de grands propriétaires terriens qui a compté de nombreux officiers, des ecclésiastiques et, au XIXe et XXe siècles, des députés. Déjà curé à Münster, Clemens August écrivait à sa sœur Agnès en 1921 : « Souvent je repense à la chance et au privilège que nous avons eus – et qu’ont vos enfants […] d’avoir en partage la foi catholique et la vie de l’Église catholique comme quelque chose de parfaitement naturel, au point que cela signifierait une rupture avec son propre passé, avec les racines natales, avec le foyer familial, si l’on s’en éloignait [3]. »
La marque commune à tous les membres de cette famille est l’attachement à la foi catholique, non seulement par une pratique régulière (messe quotidienne et prière du soir dans la chapelle du château ancestral de Dinklage), mais aussi par une vie privée conforme à ses convictions et par un engagement public au service de l’Église.
Né en 1878, Clemens August fit sa première communion, avec son frère Franz, en 1890, à l’âge tardif de 12 ans, selon la coutume de l’époque que Pie X modifiera vingt ans plus tard. À cette occasion, leur mère leur offrit à chacun un exemplaire de l’Imitation de Jésus-Christ, avec comme dédicace un seul mot : Modicum. Tout un programme de vie.
Après ses études au collège jésuite de Feldkirch, en Autriche – études qui ne furent pas brillantes –, la question de la vocation se posa comme naturellement. Les dernières générations des Galen comptaient deux évêques, neuf prêtres, un théologien et seize religieuses. « Dans l’esprit de Ferdinand et d’Élisabeth, tous leurs enfants devaient se donner les moyens de songer à leur vocation de manière sérieuse, et aucun ne pouvait aveuglément choisir de demeurer dans le monde sans avoir soupesé les mérites de la vie religieuse », mais « autant la question de la vocation devait être obligatoirement posée à tous les enfants, autant le discernement devait s’exercer avec sagesse et sans automatisme. Leur fils leur semblait bien jeune, bien trop vigoureux pour s’immobiliser tout de suite dans un séminaire. Ils convinrent avec lui d’un cheminement par étapes [4]. » Il commença des études (philosophie, littérature et histoire) à la faculté catholique de Fribourg, en Suisse, puis, une fois le choix fait pour le service de l’Église dans le clergé diocésain, Clemens August poursuivit des études de théologie à l’université jésuite d’Innsbruck et acheva sa formation sacerdotale au séminaire de Münster, son diocèse d’origine.
Ordonné prêtre en 1904, il fut d’abord vicaire à la cathédrale et secrétaire de son oncle, Maximilien Géréon, qui était évêque auxiliaire de Münster. Puis, en avril 1906, il fut nommé vicaire de la paroisse Saint-Mathias à Berlin. Il sera ensuite desservant puis curé de différentes paroisses. Il resta près d’un quart de siècle, jusqu’en 1929, dans la capitale de l’Empire, alors en pleine expansion. Une de ses réalisations les plus marquantes fut la construction – grâce à l’héritage reçu de son père – de l’immense maison d’accueil du Gesellverein (Union des compagnons) dont von Galen était l’aumônier à Berlin. Cette maison, qui avait une chapelle, des salles de spectacle et de divertissements, pourra accueillir entre 200 et 400 pensionnaires.
Alors que la Première guerre mondiale s’achevait, laissant prévoir une défaite de l’Allemagne et la fin de l’Empire allemand, l’abbé von Galen comprit que le pays allait entrer dans une ère nouvelle. Mais il avait une vision surnaturelle de la situation. Le 9 octobre 1918, il écrit à son frère Franz :
Nous voilà au seuil d’une époque nouvelle. Comment nous en sommes arrivés là, et qui, dans le détail, en porte la responsabilité, chercher cela n’a au fond aucun sens. Dieu jugera chacun selon ses intentions et ses actes. Nous devrions plus nous préoccuper de faire la clarté sur les idées qui ont déterminé l’évolution historique et les faits des hommes, plutôt que de savoir l’influence exercée par tel ou tel. Et, si de faux idéaux ou les conséquences erronées de vrais idéaux se révèlent destructrices, alors il faut que ce soit pour nous une occasion d’introspection, de conversion et de retour aux idéaux de l’ordre voulu par Dieu, pour autant que nous puissions le reconnaître dans sa révélation naturelle et surnaturelle. Quand la paix viendra, nul ne peut dire ce qu’elle nous imposera comme sacrifice et comme humiliation. Je crois qu’à cet égard il faut que chacun d’entre nous soit fort, que chacun accomplisse son devoir jusqu’au dernier instant, et soit prêt à accueillir avec humilité ce que Dieu nous envoie ou ce qu’il autorise. S’il lui plaît de faire reculer les frontières de l’Empire, ou de nous rendre pauvres, nous savons pourtant que sa miséricordieuse providence veille sur nous. D’ailleurs laissons pour le moment ces questions extérieures suivre leur cours [5].
Il ne regrettera pas les Hohenzollern protestants. « La constitution impériale n’était pas vraiment si idéale que nous dussions en porter le deuil, même si à l’évidence nous devons condamner la manière dont le renversement s’est fait », écrit-il à sa mère le 14 octobre 1918. Il ne sera même pas nostalgique d’un régime monarchique qui s’est trop identifié au prussianisme étatiste toujours hostile à l’Église catholique, notamment à l’époque du Kulturkampf. Il ne sera pas non plus, à l’inverse d’un courant nationaliste qui ira croissant, partisan d’une revanche militaire qui devrait permettre à l’Allemagne de retrouver les vastes territoires qu’elle a perdus.
Dans la lettre citée, il écrivait à son frère la nécessité de « faire la clarté sur les idées qui ont déterminé l’évolution historique » et de discerner les « faux idéaux ou les conséquences erronées de vrais idéaux ». La suite des événements va l’engager encore davantage dans cette voie. Au début de 1929, il est rappelé à Münster où son évêque le nomme curé de l’église Saint-Lambert. Outre ses tâches spécifiques de pasteur des âmes dans ce qui était la principale paroisse de la ville, il doit, plus qu’à Berlin, s’impliquer dans les questions temporelles.
L’Union de la noblesse catholique, qui rassemblait toutes les grandes familles influentes de Westphalie, était à la fois conservatrice, sociale et fermement attachée à la religion catholique. À la fin des années 1920, elle s’est divisée avec une frange toujours plus importante attirée par le Parti national du peuple allemand. Par ailleurs, le Zentrum, le grand parti des intérêts de l’Église et des droits des catholiques, devenait un parti de gouvernement, prêt à beaucoup de concessions. Et le parti national-socialiste (NSDAP), revanchard, antisémite et raciste, après un premier grand succès électoral de septembre 1930 (15 % des voix, 107 sièges au Reichstag), semblait une force irrésistible. Les évêques de Bavière publièrent en février 1931 une mise en garde contre le national-socialisme – « une culture politique qui n’est pas compatible avec l’enseignement de l’Église catholique » –, suivis le mois suivant par les évêques de la province ecclésiastique de Cologne : « Nous, catholiques, ne connaissons aucune religion de la race, mais seulement la révélation du Christ qui s’impose au monde, qui pour tous les peuples a apporté la même foi, les mêmes commandements, les mêmes institutions réparatrices [6]. »
Le curé de Saint-Lambert, lui, publia une forte brochure, Die ”Pest des Laizismus” und ihre Erscheinungsformen (« La Peste du laïcisme et ses formes dérivées », 1932, 64 p.), où, reprenant l’expression de Pie XI, il déplora les progrès du relativisme, du rationalisme et du naturalisme, et où il réaffirma le primat du droit naturel, l’inaltérabilité de la loi morale voulue par Dieu.
Évêque de Münster
Le 30 janvier 1933, Hitler devenait chancelier d’un gouvernement où le NSDAP ne dominait pas encore. En juillet 1933, un concordat était signé entre l’Allemagne et le Saint-Siège, par lequel l’Église cherchait à garantir ses libertés. Le 5 septembre suivant, Clemens August von Galen était nommé évêque de Münster.
Pour ne pas réduire son épiscopat au combat contre le national-socialisme, il faut relever que son premier acte d’évêque fut d’instaurer l’adoration perpétuelle du Saint-Sacrement à Saint-Servatius, la plus ancienne église de Münster, « car il était profondément convaincu que ce n’est que par la prière de la communauté devant le Sauveur, présent dans le Très Saint Sacrement, que ses “saintes demandes”, ses “justes décisions” et ses “bonnes œuvres” pouvaient trouver leur inspiration [7]… ».
Une loi de « prévention contre la transmission des maladies héréditaires » fut adoptée le 14 juillet 1933 et entra en application le 1er janvier 1934. Elle prescrivait la stérilisation des personnes déficientes. Les historiens estiment que cette politique aboutit à la stérilisation de quelque 400 000 personnes entre 1933 et 1945 [8]. Pie XI, dans son encyclique sur le mariage promulguée peu d’années avant, avait déploré et condamné ces pratiques eugénistes qui étaient déjà mises en œuvre, de façon moins officielle, dans certains pays [9].
Cette première loi nazie de préservation de la race allemande sera suivie de nombreuses autres. Dans sa première lettre pastorale, publiée le 26 mars 1934, Mgr von Galen ne vise pas spécifiquement cette loi, mais dénonce le néo-paganisme de l’idéologie national-socialiste, comme il le fait lors du traditionnel pèlerinage au puits de saint Ludger, à Billerbeck, le 15 avril suivant, qui rassemble 18 000 fidèles.
Cette même année, il s’engage contre le théoricien nazi Alfred Rosenberg. Celui-ci avait publié en 1930 un gros livre, Le Mythe du XXe siècle, où il développait une Weltanschauung (conception du monde) raciste et germanique, qui jugeait incompatible la « théorie des races » et le « principe dissolvant » du christianisme qui favorise le Rassenchaos (le « chaos racial »). Le 24 janvier 1934, Hitler nomma Rosenberg « Délégué du Führer pour le contrôle de l’ensemble de la formation et de l’éducation spirituelles et culturelles du Parti », autant dire philosophe officiel du régime. Pie XI réagit à cette nomination en mettant l’ouvrage, le 7 février, à l’Index des livres interdits. Deux prêtres et historiens de l’Église, Joseph Teusch, du diocèse de Cologne, et Wilhelm Neuss, de Bonn, préparèrent une réfutation scientifique des théories de Rosenberg, intitulée Études sur le Mythe du XXe siècle. Jérôme Fehrenbach affirme : « Le cardinal Schulte, archevêque de Cologne, est sollicité pour la préface. Il se dérobe. Les auteurs se résolvent à demander à son voisin et collègue de Münster [10]. »
L’anecdote est fausse et fait du cardinal Schulte un pusillanime, voire un lâche. En fait, comme l’a montré l’historien de la théologie Robert A. Krieg [11], le jour-même où le livre de Rosenberg est mis à l’Index, le cardinal Schulte proteste auprès de Hitler contre ces théories. Puis il demande à l’abbé Joseph Teusch de préparer une réfutation de Rosenberg et de combattre la « propagande anti-chrétienne du national-socialisme ». Teusch fera appel à la collaboration de l’abbé Wilhelm Neuss et de sept autres professeurs, laïcs, des universités de Bonn et de Cologne – dont le nom n’apparaîtra pas dans le texte pour qu’ils ne soient pas inquiétés par le régime. Le cardinal Schulte n’a pas refusé de préfacer le volume, mais, comme les bureaux du bulletin diocésain de Cologne avaient déjà fait l’objet de représailles de la part des nazis à cause de précédentes déclarations de l’archevêque, il fut jugé plus prudent de faire préfacer l’ouvrage par von Galen. L’ouvrage paraîtra en octobre 1934 et Mgr von Galen dénoncera longuement dans son bulletin diocésain les attaques contre le christianisme, tout en montrant que la doctrine des races « détruit la loi morale au cœur de l’homme » : « C’est pourtant bien ce que font ceux qui nous déclarent de la moralité qu’elle ne serait valable que pour autant qu’elle favoriserait la race. À l’évidence, la race est ainsi placée au-dessus de la morale, et le sang au-dessus de la loi [12]. »
Rosenberg répondra à ces critiques par un autre livre, An die Dunkelmänner unserer Zeit (« Aux obscurantistes de notre temps »). En juillet 1935, il fut invité au congrès régional du NSDAP qui était organisé à Münster. Le choix de cette ville, très catholique, dirigée par un évêque de combat, était une provocation. Mgr von Galen écrivit aux autorités de Westphalie pour demander que la venue de Rosenberg soit annulée, il craignait des troubles et des incidents contre l’Église. Sa demande fut rejetée. Le congrès se déroula les 6 et 7 juillet. Rosenberg commenta sarcastiquement la lettre de l’évêque ; le ministre de l’Intérieur, Frick, qui assistait aussi au congrès, fit un discours virulent contre Mgr von Galen et contre les associations catholiques. Dès le lendemain, dans toutes les églises de la ville, fut lue une déclaration de protestation. Le Saint-Siège réagit à la provocation de Rosenberg par une note envoyée le 10 juillet au gouvernement allemand par le cardinal Pacelli, secrétaire d’État, par un article paru dans l’Osservatore romano du 15 juillet et par la mise à l’Index d’An die Dunkelmänner le 17 juillet.
Von Galen continuera inlassablement son combat. Il prononça deux grands sermons à Xanten les 3 février et 6 septembre 1936, pour exalter les martyrs, anciens et récents, notamment les dirigeants catholiques assassinés lors de la Nuit des longs couteaux, le 30 juin 1934. Le combat pour le maintien des crucifix dans les écoles, en novembre 1936, a précédé sa participation aux préparatifs de l’encyclique Mit brennender Sorge qui se déroulèrent à Rome. L’encyclique parait le 14 mars 1937 pour défendre les libertés de l’Église allemande et condamner le « culte idolâtrique » de la race.
Les 3 sermons de 1941
Mgr von Galen est resté célèbre surtout pour les trois sermons de 1941 [13]. Ceux des 13 et 20 juillet étaient dirigés contre le Klosterturm (« l’assaut contre les couvents »), la fermeture de dizaines de couvents et monastères en Allemagne, que les autorités allemandes avaient engagée sous de fallacieux prétextes. Celui du 3 août était une protestation solennelle contre le programme dit Aktion T4 que le gouvernement mettait en œuvre, quasi-secrètement, et qui visait à « accorder une mort miséricordieuse aux malades qui auront été jugés incurables selon une appréciation aussi rigoureuse que possible [14] ». Il s’agissait en fait de l’euthanasie systématique des handicapés. Von Galen dénonçait ce qu’il appelait des « meurtres par préméditation » et montrait que cette négation du droit naturel à la vie ne pouvait que s’étendre à d’autres catégories de population : « Si l’on admet une première fois que des hommes ont le droit de tuer leurs semblables improductifs, et si cela concerne maintenant tout d’abord seulement de pauvres malades mentaux sans défense, alors une entière autorisation est accordée pour le meurtre de tous les improductifs, donc des malades incurables, des estropiés inaptes au travail, des invalides de guerre et du travail, au meurtre exercé sur nous tous lorsque nous deviendrons âgés et débiles [15]. »
À Mgr von Preysing, qui lui avait exprimé sa joie de l’écho rencontré par ces sermons courageux de Mgr von Galen, Pie XII écrira bientôt : « Ils Nous ont causé, à Nous aussi, une consolation et une satisfaction que Nous n’avions plus éprouvées depuis longtemps sur le chemin douloureux que Nous parcourons avec les catholiques d’Allemagne [16]. »
Le « sermon manquant » ?
Jérôme Fehrenbach consacre de longues pages à l’attitude de von Galen face à la persécution des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Il les intitule « le sermon manquant », relevant que Mgr von Galen « ne citera jamais le nom du peuple juif dans ses sermons » et estimant : « On aurait imaginé, on aurait voulu imaginer un quatrième sermon, prononcé fin 1941, lorsque la communauté juive de Münster sera frappée par des mesures de déportation désormais visibles de chacun » (p. 275).
Il estime néanmoins que Mgr von Galen n’était pas « indifférent » au sort de la communauté juive, et il ajoute : « Clemens August von Galen aurait-il été antisémite, ou, du moins, tenaillé par une forme d’antijudaïsme latent, alors si répandu parmi les chrétiens ? Il faut écarter cette hypothèse. Le dépouillement scrupuleux de sa correspondance – des centaines de lettres – ne fait apparaître aucune mention des Juifs, ni en bien, ni en mal [17] ». Au contraire, l’historienne américaine Beth Griech-Polelle, dans sa biographie de von Galen, cherche à montrer qu’il y a eu un « aveuglement » de von Galen face à la persécution des Juifs et que sous sa plume « les termes de rationalistes, libéraux, libres-penseurs, et Marxists pourraient être des noms de codes [ciphers] pour le terme Juifs [18] ».
La démonstration de Beth Griech-Polelle n’est pas convaincante. Pour comprendre le soi-disant « silence » de von Galen face à la déportation des Juifs, on doit plutôt se reporter à un épisode antérieur. Après ce qu’on a appelé la Nuit de cristal, le 9-10 novembre 1938, qui a vu des centaines de synagogues, de lieux de culte, de magasins juifs être saccagés ou incendiés et des milliers de Juifs être arrêtés ou tués, Mgr von Galen a fait porter un message de condoléance au rabbin de Münster et lui proposant son aide. « Le rabbin, qui ensuite émigra en Argentine et survécut aux événements, affirme que c’est à sa demande que l’évêque s’abstiendra de faire une démarche de protestation auprès des pouvoirs publics, dont, selon la communauté juive, les conséquences auraient été incalculables [19]. »
Fehrenbach rapporte un autre témoignage qui se rapporte à 1943 :
Mgr von Galen aurait bel et bien eu le projet de prononcer un quatrième sermon, sur les Juifs en particulier, après celui sur l’euthanasie. Mais la communauté juive de Münster, ou plutôt ce qu’il en restait, l’aurait alors supplié de ne surtout pas prendre la parole, comme elle l’avait faite en 1938. Non pas cette fois pour des motifs politiques, mais pour une raison totalement prosaïque. En effet, c’est par l’évêché que les Juifs survivants – et le plus souvent cachés – obtenaient en toute illégalité les bons de rationnement indispensables à leur survie. L’arrestation et la mise au secret de l’évêque aurait signifié la fin de la source d’approvisionnement vitale dans une économie de pénurie et de rationnement [20].
De la pourpre à la béatification
Le 10 octobre 1943, des bombardements alliés frappent à nouveau Münster. L’évêché n’est pas seulement « endommagé », comme l’écrivent plusieurs auteurs d’ouvrages consacrés à von Galen, il est très largement détruit. L’évêque échappe de peu à la mort, debout au milieu des ruines. Quatre chanoines de la cathédrale sont tués, à Saint-Clément près de 60 religieuses sont ensevelies sous les décombres de leur couvent.
Les dernières années de la guerre seront très difficiles, entre bombardements, pénurie, arrestation de proches, mort de certains de ses prêtres dans les camps de concentration. Après la guerre, l’occupation de l’Allemagne par les alliés sera vécue par l’évêque de Münster comme un « événement amer », avec des arrestations arbitraires, des déplacements forcés de populations et d’autres crimes. En juin 1945, Mgr von Galen demande solennellement au lieutenant-colonel commandant les troupes d’occupation du secteur d’intervenir pour mettre fin aux « pillages et voies de fait commises par d’anciens prisonniers ou travailleurs russes » et « aux meurtres, aux pillages, aux viols exercés par les Russes [21] ».
Créé cardinal par Pie XII en février 1946, il meurt un mois plus tard à son retour de Rome. Son secrétaire, l’abbé Heinrich Portmann, était en train d’achever la publication des principaux sermons que von Galen avait prononcés durant son épiscopat : Bischof Graf von Galen spricht ! Ein apostolischer Kampf und sein Widerhall (Herder, 1946, 112 p.).
C’est bien le « combat apostolique » de Mgr von Galen en faveur des droits de l’Église et pour la défense de la loi naturelle qui l’ont rendu célèbre. Mais c’est l’exercice héroïque des vertus (la foi, la force, l’humilité, etc.) qui ont rendu possible sa béatification. Le 9 octobre 2005, Benoît XVI releva comme « trait dominant » du nouveau bienheureux « d’avoir pratiqué les vertus du chrétien et du pasteur, de façon éminente et héroïque, à une époque si difficile pour l’Église et la nation allemande. L’Allemagne était alors sous le joug du national-socialisme. Le diocèse de Münster peut bien s’enorgueillir d’avoir eu pour évêque, sur la chaire de saint Ludger, un pasteur qui s’est opposé avec courage à l’idéologie qui méprisait l’humanité et à la machine de la mort de l’état national-socialiste, au point de mériter la dénomination de “Lion de Münster” ».
Yves Chiron
Présentation auteur :
Yves Chiron, historien, collabore régulièrement à Sedes Sapientiæ. Il est l’auteur de nombreux ouvrages d’histoire de l’Église. Derniers livres parus : Dom Gérard. Tourné vers le Seigneur, Éditions Sainte-Madeleine, 2018 ; L’Église dans la tourmente de 1968, Artège, 2018. Il édite Aletheia, lettre d’informations religieuses (16 rue du Berry 36250 Niherne).
[1] Jérôme Fehrenbach, Von Galen, un évêque contre Hitler, Paris, Cerf, 2018, 418 pages.
[2] Il ne le fait qu’une fois, dans les notes (pp. 406-407, n. 47), lorsqu’il cite deux témoignages de prêtres libérés de Dachau et reçus par leur évêque en octobre 1945.
[3] Lettre du 25 mars 1921, citée par J. Fehrenbach, Von Galen, op. cit., p. 32.
[4] J. Fehrenbach, Von Galen, op. cit., p. 90.
[5] Lettre citée par J. Fehrenbach, Von Galen, op. cit., pp. 126-127.
[6] Déclaration citée par J. Fehrenbach, Von Galen, op. cit., p. 153.
[7] Gottfried Hasenkamp, Le Lion de Münster. Le bienheureux Clemens August von Galen, Téqui, 2005, p. 35 (édition originale, Der Kardinal, Münster, 1984).
[8] Chiffre cité par Thierry Knecht, Mgr von Galen. L’évêque qui a défié Hitler, Paris, Parole et Silence, 2007, p. 55.
[9] « Il en est qui, trop préoccupés des fins eugéniques, ne se contentent pas de donner des conseils salutaires pour assurer plus sûrement la santé et la vigueur de l’enfant – ce qui n’est certes pas contraire à la droite raison –, mais qui mettent la fin eugénique au-dessus de toute autre, même d’ordre supérieur, et qui voudraient voir les pouvoirs publics interdire le mariage à tous ceux qui, d’après les règles et les conjectures de leur science, leur paraissent, à raison de l’hérédité, devoir engendrer des enfants défectueux, fussent-ils, d’ailleurs, personnellement aptes au mariage. Bien plus, ils veulent que ces hommes soient de par la loi, de gré ou de force, privés de cette faculté naturelle par l’intervention médicale […] Tous ceux qui agissent de la sorte oublient complétement que la famille est plus sacrée que l’État, et que, surtout, les hommes ne sont pas engendrés pour la terre et pour le temps, mais pour le ciel et l’éternité » (Casti connubii, 31 décembre 1930).
[10] J. Fehrenbach, Von Galen, op. cit., p. 185.
[11] Robert A. Krieg, Catholic theologians in nazi Germany, New York-Londres, Continuum, 2004, pp. 52-53.
[12] Cité par J. Fehrenbach, Von Galen, op. cit., pp. 186-187.
[13] J. Fehrenbach les publie intégralement dans les annexes de son ouvrage, Von Galen, op. cit., pp. 339-373.
[14] La note secrète du 1er septembre 1939 est traduite par Thierry Knecht qui expose aussi la mise en œuvre progressive qui s’en est suivie : Mgr von Galen. L’évêque qui a défié Hitler, op. cit., pp. 58-60.
[15] Sermon du 3 août 1931, publié intégralement par J. Fehrenbach, Von Galen, op. cit., pp. 361-373.
[16] Lettre du 30 septembre 1941, publiée dans Lettres de Pie XII aux évêques allemands. 1939-1944, t. II des Actes et documents du Saint-Siège relatifs à la Seconde Guerre mondiale, Libreria Editrice Vaticana, 1967, p. 230. Le volume contient aussi plusieurs lettres de Pie XII à Mgr von Galen.
[17] Hormis, reconnaît-il, une lettre écrite à ses parents après un voyage en train, alors qu’il avait quinze ans, et « où il raille la saleté de trois marchands juifs qui ont fait irruption dans son compartiment » (p. 276).
[18] Beth A. Griech-Polelle, Bishop von Galen. German Catholicism and National Socialism, New Haven-Londres, Yale university Press, 2002, p. 98.
[19] J. Fehrenbach, Von Galen, op. cit., p. 215.
[20] Id., pp. 281-282. Le même auteur ajoute, sans donner ses sources, que Mgr von Galen « procure à plusieurs Juifs un certificat de baptême pour leur permettre d’émigrer, il donne à certains le sacrement de confirmation à la hâte ». On aimerait connaître les sources d’une telle affirmation. Des auteurs ont dit de la même chose de Mgr Roncalli, alors Délégué apostolique à Istanbul, c’est une légende (cf. Yves Chiron, Jean XXIII, Tallandier, 2017, pp. 181-182).
[21] Lettre du 12 juin 1945, citée par J. Fehrenbach, Von Galen, op. cit., pp. 312-313.