article paru dans Sedes Sapientiæ n°147
C’est par commodité de langage qu’on distingue en Chine une Église « officielle », dite aussi « patriotique », et une Église « clandestine », dite aussi « souterraine ». En fait, il n’y a qu’une Église catholique en Chine, partageant la même foi. Mais l’Église en Chine a connu des divisions qui ont abouti à la mise en place d’un épiscopat illégitime, suscité par les autorités communistes, et d’institutions non reconnues par le Saint-Siège. Un « état de schisme », disait Jean XXIII. L’accord provisoire signé en septembre 2018 cherche à mettre fin à ces divisions.
Lorsque, le 1er octobre 1949, à Pékin, Mao Zedong proclamait la République populaire de Chine, l’Église catholique rassemblait un peu plus de 3,2 millions de fidèles. Elle comptait plus de 2 600 prêtres chinois et quelque 3 000 missionnaires, un millier de frères (chinois ou étrangers) et plus de 7 500 religieuses (dont les deux-tiers étaient chinoises). Depuis Pie XI, qui avait procédé en 1926 aux premières consécrations épiscopales, l’« indigénisation » de l’épiscopat, comme on disait à l’époque, avait été poursuivie. En 1949, 30 archevêques, évêques et préfets apostoliques sur 144 étaient chinois.
Le nouveau régime communiste aura, de façon constante, une attitude hostile envers l’Église catholique. Sans pouvoir la faire disparaître immédiatement, les autorités chercheront constamment à la contrôler et persécuteront ceux qui ne veulent pas se plier à ce contrôle.
La mainmise de l’État communiste a commencé par les œuvres fondées et dirigées par l’Église. Il y avait 3 universités, 156 collèges, 2 009 écoles primaires, 1 063 hôpitaux et dispensaires et 272 orphelinats. Très rares furent les établissements qui furent définitivement fermés. Si les prêtres, les religieux et les religieuses qui s’en occupaient en furent chassés, les bâtiments furent « nationalisés », c’est-à-dire confisqués, débarrassés de tout signe religieux et gérés désormais par une administration liée au nouveau régime.
En l’espace de trois ou quatre ans, tous les évêques étrangers et quasiment tous les missionnaires et religieuses étrangères furent expulsés du pays. Dans l’immédiat, les évêques et les prêtres chinois purent continuer à exercer leur ministère, même si les pressions furent de plus en plus en vives.
La réforme des “Trois autonomies”
Le gouvernement communiste a commencé par vouloir « réformer » et « purifier » l’Église catholique en lui imposant les « Trois autonomies ». L’expression est née dès la fin des années 1920 dans les communautés protestantes chinoises. Le 1er octobre 1927, trente-six dénominations et confessions protestantes s’étaient unies pour former « l’Église du Christ en Chine », basée sur le triple principe du self-governing, du self-supporting et du self-propagating. Ce qu’on appela dès lors les « Trois autonomies » : les groupements religieux ne doivent plus dépendre de l’étranger et être autonomes dans leur administration, leur financement et leur apostolat. Ce mouvement protestant d’indépendance et de concentration rencontra un certain succès.
À partir de 1950, le gouvernement communiste va reprendre le slogan des « Trois autonomies » pour l’imposer à tous les protestants – 1 million de fidèles à cette époque qui seront groupés dans le Mouvement patriotique des Trois autonomies –, mais aussi aux catholiques et aux autres religions. Pour l’Église catholique, le processus fut difficile à mettre en œuvre. Un premier appel fut lancé soi-disant spontanément le 30 novembre 1950, par un prêtre, l’abbé Wang Liangzuo, disant agir au nom de 500 fidèles. Ils étaient « déterminés à construire une Église nouvelle, autonome dans son gouvernement, ses ressources et son apostolat » [1].
Le 17 janvier 1951, le gouvernement créait le Bureau national des Affaires religieuses. Il était chargé de surveiller et de réglementer toutes les activités religieuses dans tout le pays. Il aura un rôle déterminant jusqu’à nos jours. Un de ses premiers objectifs fut d’imposer le principe des Trois autonomies à l’Église. Quelques semaines plus tard, un autre appel, dit Manifeste de Chungking, signé par 14 prêtres, 17 religieuses, un frère et 685 fidèles, affirmait son soutien aux campagnes anti-impérialistes et au « Programme commun » du gouvernement et disait sa détermination à « réaliser l’autonomie dans la direction, les ressources et l’apostolat de l’Église catholique ».
Les évêques chinois réagirent aux deux manifestes et à l’injonction gouvernementale en rendant publique, en février 1951, une Déclaration de principes. Elle était claire et réaffirmait que « ceux qui volontairement se séparent du Saint-Siège, se séparent eux-mêmes de Jésus et de l’Église catholique ». L’épiscopat avertissait solennellement qu’une « soi-disant “Église catholique nationale” serait une église schismatique ».
Cette Déclaration déplut au gouvernement et la presse l’évoqua en gommant la référence au Saint-Siège. Elle n’empêcha pas non plus de nouveaux ralliements à la politique religieuse du gouvernement communiste.
Le Bureau national des Affaires religieuses incita à la création de « Comités catholiques de réforme » dans tous les diocèses pour faire pression sur le clergé et sur les évêques et les inciter à mettre en œuvre la triple autonomie. La pratique de la « lutte » – qui sera typique du régime maoïste pendant plusieurs décennies – se généralisa : des opposants ou supposés opposants au régime étaient convoqués à des réunions où des militants, non seulement leur portaient la contradiction, mais cherchaient, sous la pression, la menace, les injures, à les faire changer d’avis et faire des aveux.
Mais la résistance des évêques chinois, notamment ceux de Shanghai et de Canton, empêcha pendant plusieurs années la mise en place d’une structure nationale de contrôle gouvernemental de l’Église catholique. Mgr Dominique Deng Yiming, jésuite, nommé administrateur apostolique de Canton, consacré évêque le 13 février 1951, sut maintenir l’unité de son clergé face aux pressions gouvernementales. Dans ses Mémoires, il expliquera : « Je m’attache à la formation des prêtres par des cours de doctrine et des conférences spirituelles, afin de les aider à garder le moral et à approfondir leur vie intérieure. Chaque mois, un jour de la première semaine, tous les prêtres se retrouvent pour discuter de “cas de conscience”. Chaque semaine, je donne des cours de droit canonique et de théologie morale : les prêtres pourront ainsi perfectionner leurs connaissances et trouver les moyens de donner des solutions adéquates aux affaires qu’ils ont à traiter [2] ».
Pie XII, par sa lettre aux évêques, au clergé et aux fidèles de Chine (18 janvier 1952), puis par l’encyclique Ad Sinarum gentes (7 octobre 1954), protesta contre les persécutions qui s’amplifiaient et mettait en garde contre la tentative de séparer les catholiques de Chine de Rome : l’Église ne peut laisser « se constituer dans chaque nation des Églises séparées, qui, pour leur malheur, soient détachées du Siège apostolique ». Il réfuta, point par point, la doctrine de l’« autonomie dans le gouvernement de l’Église ».
L’Association patriotique
L’année 1955 marqua, selon l’expression du futur cardinal Tong, « un tournant » : « Les termes “Trois autonomiesˮ et “Mouvement des trois indépendancesˮ furent peu à peu remplacés par l’expression plus attrayante d’“Association patriotiqueˮ. On pouvait s’opposer aux Trois autonomies parce que contraires aux structures traditionnelles et à la nature de l’Église catholique, mais aucun catholique chinois, pensaient les autorités communistes, ne pourrait s’opposer à l’amour de la patrie » [3].
En même temps, des arrestations de masse eurent lieu. Celles qui eurent lieu à Shanghai sont les mieux connues grâce au témoignage qu’ont donné trois religieux étrangers, expulsés un mois plus tard et réfugiés à Hong Kong [4]. Le 8 septembre 1955, Mgr Gong, évêque de Shanghai, était arrêté. Le lendemain, tous les prêtres de Shanghai – ils étaient 54 – furent convoqués. On leur annonça les raisons de l’arrestation de leur évêque : 1) il n’a pas autorisé les jeunes catholiques à rejoindre les mouvements de jeunesse communistes ; 2) il a entretenu des relations étroites avec des « impérialistes étrangers » [c’est-à-dire des missionnaires étrangers] ; 3) il s’est opposé à la campagne contre la Légion de Marie ; 4) il n’a pas participé et n’a pas autorisé les autres prêtres à rejoindre les mouvements « patriotiques » ; 5°) il a refusé de donner les sacrements aux « catholiques patriotiques ».
Dans les jours suivants, une quarantaine de prêtres de Shanghai et du diocèse furent arrêtés. Entre septembre et novembre, selon la source déjà citée, 500 ou 600 laïcs avaient été arrêtés. Les 300 séminaristes du diocèse étaient assignés à résidence et soumis à un cours d’endoctrinement. Et les derniers missionnaires étrangers qui résidaient dans le diocèse avaient été arrêtés et expulsés. Mgr Gong, condamné pour « activités anti-révolutionnaires », connaîtra diverses prisons et camps et ne sera libéré que trente ans plus tard.
En juillet 1956, le Bureau national des Affaires religieuses convoqua à une conférence de travail quatre évêques, plusieurs prêtres et des laïcs – 36 personnes au total venues de différentes provinces du pays – pour discuter de la création d’une association qui regrouperait sur le plan national les catholiques « patriotes ». La réunion de travail dura une semaine, puis le dernier jour le Premier ministre Zhou Enlai reçut tous les délégués, « les encouragea à exalter leur esprit patriotique et à conduire leur Église dans la voie du socialisme » [5]. Dans les mois suivants, une commission préparatoire élabora un projet de statuts et de déclaration de principes. Le 17 juillet 1957, 241 « délégués » (évêques, prêtres et laïcs) se retrouvèrent avec des fonctionnaires du Bureau national des Affaires religieuses pour la mise au point définitive des statuts et d’une déclaration. Le 2 août, était fondée la Zhōngguó Tiānzhǔjiào Àiguó Huì (Association patriotique catholique chinoise, APCC).
La publication de ses statuts était précédée d’une longue déclaration [6]. Celle-ci exaltait le « patriotisme » comme « un devoir sacré pour le peuple et aussi un commandement de Dieu » et faisait l’éloge de la Chine communiste : « Depuis huit ans, notre pays, sous la direction du parti communiste et du gouvernement populaire, a obtenu des résultats grandioses au point de vue de la construction et de la réforme socialistes ». Le texte contenait aussi une violente charge contre le Vatican, « traditionnellement anticommuniste, antipopulaire, antisocialiste […] au service de la politique d’agression de l’impérialisme américain et du colonialisme ».
L’APCC disait sa détermination : « L’Église de Chine doit radicalement changer […] elle doit être indépendante et autonome et administrée par le clergé et les fidèles chinois eux-mêmes ». Elle élut comme président Mgr Ignace Pi Shushi, archevêque de Shenyang et comptait trois autres évêques parmi ses huit vice-présidents. Il est à noter que deux des évêques de cette instance dirigeante avaient protesté contre l’hostilité envers le Saint-Siège qui figure dans la déclaration [7].
Il fut demandé à tous les évêques, les prêtres et les responsables ecclésiastiques de s’inscrire à cette Association patriotique et d’adhérer à ses objectifs. Ceux qui refusaient pouvaient être privés de leurs fonctions ou emprisonnés et envoyés dans des camps de rééducation ou de travail. Un exemple parmi d’autres : Mgr Deng, administrateur apostolique de Canton. Il a raconté comment il fut convoqué à des réunions contradictoires, organisées dans sa ville, et comment il a pu résister : « Plus de dix réunions contradictoires seront ainsi organisées dans les locaux de l’Association patriotique. Avant et après chaque meeting, je me rends à la chapelle pour demander à Dieu de me protéger. Au cours de mes séances d’accusation, je reste silencieux, essayant de porter ainsi ma part de souffrance pour l’Église. Jusqu’à mon arrestation, je me confesse souvent, afin de me préparer dans la paix » [8]. Persistant dans son refus d’adhérer à l’Association patriotique, Mgr Deng sera finalement arrêté le 5 février 1958. Il allait passer vingt-deux ans en prison.
Dans leur volonté de transformation de l’Église catholique en Chine, les autorités, avec le consentement de l’Association patriotique, décidèrent cette même année de fermer tous les séminaires. Ils avaient constaté que la majorité des directeurs et des professeurs des séminaires refusaient de rejoindre l’Association patriotique et qu’ils n’étaient pas en mesure de les remplacer. La seule solution fut de fermer ces établissements. Un premier séminaire ne pourra rouvrir qu’un quart de siècle plus tard, en 1982.
Des évêques illégitimes
L’Association patriotique décida de procéder à des nominations épiscopales pour remplacer les évêques exilés ou emprisonnés. Cette hypothèse avait été évoquée lors de la première assemblée de l’APCC à l’été 1957, mais elle n’avait pas fait l’unanimité parmi les évêques présents. Certains avaient exprimé leur désaccord.
En 1958, l’APCC passa outre, au nom de l’indépendance et de l’autonomie que devait avoir « l’Église de la nouvelle Chine ». La nouvelle procédure de désignation des évêques était supposément démocratique. Dans le diocèse concerné, l’Association patriotique réunissait les prêtres et des représentants des fidèles, chargés de désigner, par élection, celui qui serait leur évêque. La nomination était confirmée officiellement par l’Association patriotique qui organisait la cérémonie de consécration.
Le premier évêque élu localement fut Mgr Li Xi-ting, nommé évêque de Chengdu, dans la province du Sichuan, le 16 décembre 1957. Il ne sera consacré que le 16 juillet 1958.
Deux autres évêques furent nommés, mais consacrés avant lui : le père Bernardin Dong Guangqing, franciscain, membre de l’Association patriotique, fut nommé évêque de Hankou, en remplacement de Mgr Rosà, franciscain italien, expulsé en 28 septembre 1952. Le père Marc Yuan Wenhua, lui aussi franciscain et membre de l’Association patriotique, fut nommé évêque de Wuchang, en remplacement de Mgr Kowalski, franciscain américain d’origine polonaise, lui aussi expulsé en 1952. Ils furent consacrés le 13 avril 1958 par Mgr Joseph Li Tao-nan, qui était avait été nommé évêque de Puqi par Pie XII en 1951.
Avant la cérémonie des sacres, l’Association patriotique informa le Saint-Siège de ces nominations et lui demanda de les approuver. Le Saint-Siège refusa parce que la désignation des deux franciscains avait été illégale et qu’ils prétendaient remplacer des évêques toujours vivants et qui n’avaient pas renoncé à leur siège. Dans sa réponse, la congrégation pour la Propagation de la Foi avertit aussi que l’évêque consécrateur et les deux consacrés sans mandat pontifical encouraient l’excommunication latæ sententiæ (excommunication encourue du fait même de la commission du délit).
Ces deux premiers sacres épiscopaux étaient valides – puisqu’accomplis par un évêque légitime et selon le rite de consécration des évêques – mais illégitimes parce qu’accomplis sans mandat pontifical. Des dizaines d’autres sacres d’évêques dits « officiels » suivront dans les mois et les années qui suivent.
Ces événements se produisirent dans les derniers mois du pontificat de Pie XII. Le pape publia une nouvelle encyclique, Ad Apostolorum principis, la dernière de son pontificat, consacrée aux « épreuves de l’Église de Chine ». Datée du 29 juin 1958, mais publiée seulement dans l’Osservatore romano du 8-9 septembre suivant, l’encyclique condamnait l’APCC : « Sous le fallacieux prétexte de patriotisme, l’Association veut avant tout conduire graduellement les catholiques à donner leur adhésion et leur appui aux principes du matérialisme athée, négateur de Dieu et de toutes les valeurs spirituelles ». Le pape mettait en garde contre une organisation qui est « en réalité un instrument pour soumettre complétement l’Église aux autorités civiles et mépriser ses droits » ; et il déplorait l’acte grave d’« insoumission » qu’ont constitué les consécrations épiscopales accomplies sans mandat pontifical et « malgré un avertissement explicite et sévère adressé aux intéressés par ce Siège apostolique ». Le pape précisait que ces évêques illégitimement nommés et consacrés n’ont « aucun pouvoir de magistère ni de juridiction » et que l’excommunication est « encourue ipso facto, non seulement par celui qui reçoit cette consécration arbitraire, mais aussi par celui qui la confère ».
Concrètement, à partir de cette époque, une ligne de partage s’établit entre catholiques, prêtres et évêques, par rapport à l’adhésion ou non à l’Association patriotique et surtout par rapport à la reconnaissance ou non des évêques « officiels ». Pour les prêtres et les évêques, le refus d’adhérer à l’APCC entraîna quasi obligatoirement la prison ou la clandestinité, et les fidèles durent, eux aussi, en conscience, choisir la soumission au clergé « officiel » ou la fidélité dans la clandestinité. Il est à noter que, dès cette époque, certains prêtres qui sont membres de l’APCC refusent de franchir le pas de l’épiscopat. Ainsi l’abbé Cheng Yu Sin, nommé évêque de Canton le 19 mars 1958, en remplacement de Mgr Deng, arrêté le mois précédent, on l’a vu, renonça à cette charge avant d’avoir été consacré. On ne sait pas ce qu’il est advenu de lui ensuite.
Paul VI, lors d’une messe célébrée aux catacombes de Sainte-Domitille à Rome, le 12 septembre 1965, mettra en parallèle les persécutions de l’Église aux premiers siècles avec celles du XXe siècle dans les régimes communistes et parlera de « l’Église des catacombes ».
Alors que le concile Vatican II s’était achevé quelques mois plus tôt, la Chine allait entrer dans une décennie de désastres et de terreur. En août 1966, à l’initiative de Mao, une résolution du VIIIe Comité central du PCC engagea le pays dans la « Grande Révolution culturelle prolétarienne ». L’Église catholique faisait désormais partie des « quatre vieilleries » (les vieilles idées, la vieille culture, les vieilles coutumes et les vieilles habitudes) à détruire. Ce fut une époque de persécution totale. Même les instances officielles, le Bureau national des Affaires religieuses et l’Association patriotique, furent supprimées. Parmi les slogans répandus par les Gardes rouges, deux visaient directement la religion : « À bas les religions étrangères » et : « À bas la croyance en Jésus ». Toutes les églises catholiques, officielles ou non, mais aussi tous les temples protestants, toutes les mosquées et toutes les pagodes furent fermés.
Beaucoup de prêtres, ralliés à l’Association patriotique ou pas, furent envoyés en prison, dans les camps de travail ou dans les camps de rééducation ; les autres durent entrer dans la clandestinité pour pouvoir continuer à exercer leur ministère.
Pendant la décennie de la Révolution culturelle (1966-1976), le régime communiste parut avoir atteint l’objectif qu’il s’était fixé depuis toujours : la disparition visible de l’Église catholique. Il n’y avait plus en Chine continentale d’église ouverte, ni de prêtres en activité publique, ni de rassemblements de fidèles. À partir de novembre 1971, la messe put à nouveau être célébrée dans l’église de Nan Tang (l’église du sud) à Pékin. C’était le premier lieu de culte catholique autorisé depuis cinq ans. Mais c’était un lieu de culte réservé aux diplomates, au personnel des ambassades occidentales, aux rares touristes de passage. La pratique religieuse publique restait interdite aux Chinois.
La mort de Mao, le 9 septembre 1976, marqua la fin de la Révolution culturelle. L’Osservatore romano, rompant avec la discrétion sur l’Église de Chine qu’il observait depuis une dizaine d’années, publiait un article, non signé mais bien informé. Le journal du Vatican faisait le bilan du désastre : « Combien y a-t-il aujourd’hui de chrétiens dans ce pays ? On sait par différents témoignages qu’il y a encore des catholiques qui conservent la foi, mais la vie religieuse ne peut se manifester qu’en privé. […] Il est certain que, depuis plus de quinze ans, plus aucun séminaire n’est en fonction en Chine. Selon des calculs sérieux, sur les 3 000 prêtres chinois qui étaient en activité en 1948, il n’en resterait que 500 ou 600, privés de toute possibilité d’exercer leur ministère. Seulement une dizaine d’évêques légitimement consacrés avant 1954 pourraient être encore en vie » [9].
Les nouveaux dirigeants chinois (Hua Guofeng et surtout Deng Xiaoping) vont progressivement engager une réforme économique qui va ouvrir la Chine aux investissements étrangers et multiplier les exportations de biens manufacturés. La nouvelle constitution de la République populaire de Chine, promulguée le 5 mars 1978, affirmait dans son article 46 : « Les citoyens ont la liberté de pratiquer une religion, la liberté de ne pas pratiquer de religion et de propager l’athéisme ».
En fait, le Bureau national des affaires religieuses fut rétabli et restera, jusqu’à ce jour, l’instance de décision et de réglementation pour l’activité de toutes les religions en Chine. L’APCC retrouva ses prérogatives d’organisation et de contrôle de l’Église catholique. Ce n’est que très progressivement que les églises ont pu rouvrir leurs portes, toujours sous le contrôle des institutions citées. Au printemps 1980, le jésuite Paul Beauchamp, visitant, sous étroite surveillance, quelques villes de Chine, avec le cardinal Etchegaray, témoignera à son retour : « Aujourd’hui, les prêtres de l’Église catholique-patriotique disposent d’un lieu de culte à Pékin, d’un autre à Canton et d’une chapelle à Shanghaï (l’église est en cours de restauration) : les nouvelles des autres villes sont moins claires et les autorités de l’Église catholique-patriotique, très limitées dans leur action, ne sont pas en mesure de dire de combien de prêtres ou d’évêques cette Église dispose » [10].
Le diocèse de Pékin était sans évêque depuis 1966. L’APCC nomma en décembre 1979 Michel Fu Tieshan évêque de Pékin. Il avait été ordonné prêtre en 1956. Mgr Michael Yang Gaojian, évêque « officiel » de Changde, consacré sans l’accord de Rome en 1958, accepta de l’ordonner évêque le 21 décembre 1979. Mgr Fu Tieshan fut le premier d’une nouvelle et longue série d’évêques « officiels » qui seront nommés et consacrés sans l’accord de Rome et pour cela excommuniés latæ sententiæ. Mgr Fu Tieshan restera, jusqu’à sa mort en 2007, la principale figure de l’Église « officielle ».
Des évêques clandestins
Le premier geste de Jean-Paul II envers la Chine fut d’honorer ses martyrs et ses témoins de la foi en créant cardinal, le 30 juin 1979, l’évêque de Shanghai. Mgr Kung Pin-Mei était en prison depuis 1955. Pour qu’il ne subisse pas de représailles, Jean-Paul II garda son nom secret (in pectore). Son élévation au cardinalat ne sera rendue publique qu’en 1991, après que Mgr Kung avait pu s’établir aux États-Unis à partir de 1988.
L’APCC tint sa 3e Assemblée nationale à Pékin du 21 au 30 mai 1980. Fut annoncée la création de la conférence des évêques de l’Église catholique en Chine. Cet organisme des évêques « officiels » ne fut pas reconnu par le Vatican et est toujours resté, jusqu’à ce jour, sous la tutelle de l’APCC.
En revanche, à cette époque, parmi les fidèles chinois restés fidèles à Rome, commença « un mouvement unique dans l’histoire de toute l’Église, du moins par les dimensions qu’il a prises »[11]. Pour que les prêtres et les fidèles ne tombent pas sous la tutelle des prêtres et des évêques de l’Association patriotique, pour que l’Église en Chine puisse continuer à vivre, des évêques légitimes donnèrent la consécration épiscopale à des prêtres. Ils le firent dans un premier temps sans avoir pu obtenir l’accord du Saint-Siège.
Le premier à prendre cette décision audacieuse et nécessaire à la fois fut Mgr Anthony Zhou Weidao. Né en 1904, entré chez les franciscains en 1926, il avait été nommé en 1950 évêque de Fengxiang par Pie XII. En mars 1980, il décida de consacrer évêque un prêtre de son diocèse, Lucas Li Jingfeng, appelé à lui succéder. Ce prêtre avait été arrêté en 1959 et venait d’être libéré depuis quelques mois seulement. Mgr Li devint évêque coadjuteur et succédera à Mgr Zhou lorsque celui-ci décédera trois ans plus tard.
Puis, en 1981, Mgr Joseph Fan Xuyean, évêque de Boading, dans la province du Hebei, qui lui aussi avait été emprisonné pendant la Révolution culturelle, comprit la nécessité d’évêques pour la continuation de l’Église en Chine. Les évêques légitimes, nommés sous Pie XII, étaient de moins en moins nombreux et de plus en plus âgés. Des 33 évêques chinois existant en 1949, la plupart étaient morts, de vieillesse, de maladie ou en prison. Les évêques « officiels » étaient nombreux – plus de 60 à cette époque –, mais excommuniés par Rome. Les prêtres et les fidèles ne pouvaient être laissés sans des pasteurs qui soient en communion avec le pape.
Après concertation avec Mgr Zhou Weidao et Mgr Li Jingfeng, Mgr Fan Xuyean procéda successivement à trois consécrations épiscopales pour des diocèses qui n’avaient plus d’évêque : le 28 janvier 1981, il consacra Casimir Wang Milu comme évêque de Tianshui, dans la province de Gansu ; le 8 février suivant, il consacra Julius Jia Zhiguo comme évêque de Zhengding, dans la province de Hebei ; le 16 juin, il consacra Francis Xavier Zhou Fangji comme évêque de Yixian, dans la même province.
Ce n’est qu’après ces consécrations qu’il put faire parvenir une lettre au pape Jean-Paul II pour expliquer la décision grave qu’il avait prise. Le pape, bien conscient de la situation extraordinaire où se trouvait l’Église en Chine, fit savoir « qu’aussi longtemps que de graves raisons existaient et si les qualifications des candidats étaient examinées et jugées satisfaisantes, il était licite de procéder à des ordinations épiscopales » [12].
Mgr Tong, évêque de Hong Kong, précisera aussi que Jean-Paul II « accorda des pouvoirs spéciaux [aux évêques légitimes] pour consacrer également leurs successeurs » et il « leur conféra aussi le pouvoir de donner le sacre épiscopal à des prêtres de diocèses voisins où et quand ils le jugeraient nécessaire » [13]. On sait par ailleurs que la congrégation pour l’Évangélisation des Peuples put faire parvenir une image pieuse à Mgr Fan avec, au dos, quelques lignes, en latin, qui donnaient la faculté aux évêques légitimes d’en ordonner d’autres [14].
Pendant plus de trente ans, de 1980 à 2014, il y eut ainsi 99 ordinations épiscopales « clandestines » [15], c’est-à-dire sans l’accord des autorités civiles, mais grâce aux pouvoirs extraordinaires données par le Saint-Siège.
Une réconciliation progressive
Le secrétaire d’État de Jean-Paul II, le cardinal Casaroli, fidèle à l’Ostpolitik qu’il avait menée sous le pontificat précédent, jugeait nécessaire de nouer des liens avec l’Église de Chine (« clandestine » comme « officielle ») et aussi d’établir des relations entre le Saint-Siège et le gouvernement communiste chinois.
Le pape n’était pas foncièrement opposé à cette politique de son secrétaire d’État, mais il ne déterminait pas toutes ses actions et ses décisions en fonction de ces objectifs diplomatiques. Il utilisa d’autres moyens pour restaurer la communion entre l’« Église officielle » et Rome et pour favoriser la réconciliation entre « officiels » et « clandestins ».
Il prit en 1984 une première décision importante : il demanda à tous les évêques occidentaux qui avaient été expulsés de Chine – ils étaient encore 29 – de renoncer à leur siège pour lui permettre de nommer des évêques chinois. Il avait expressément autorisé, on l’a vu, les évêques « clandestins » à procéder à des consécrations épiscopales pour désigner leurs successeurs ou pourvoir les sièges vacants, mais il n’avait pas renoncé à nommer également des évêques par d’autres voies.
Ce fut d’abord en acceptant la réconciliation de certains évêques « officiels » avec le Saint-Siège, s’ils exprimaient formellement la volonté de rétablir la communion avec le pape. Un premier cas se produisit en cette même année 1984. Le franciscain Bernardin Dong Guangqing avait été un des premiers évêques « officiels » sacrés sans mandat pontifical en avril 1958. Il avait été nommé évêque du diocèse d’Hankow (auj. Hankou) dans le Hubei. En 1984, il demanda à retrouver la communion avec le Saint-Siège. Ce qui supposait, dans son cas, la levée de la peine d’excommunication dont il avait été frappé en 1958. Par quel canal a‑t-il transmis cette demande ? Comment Rome a-t-elle procédé pour en étudier le sérieux et l’authenticité ? On l’ignore pour le moment. En tout cas, ce rétablissement de la communion a été effectif et sa nomination par Rome comme archevêque d’Hankou date bien de cette époque.
On remarquera dans son cas, comme dans bien d’autres, que l’Annuario pontificio, recueil de référence pour l’épiscopat catholique, ne mentionne son nom ni en 1985, ni dans les années suivantes. Est-ce pour ne pas attirer l’attention des autorités communistes, qui ont pu tout ignorer de la démarche de Mgr Dong ? Ou est-ce parce, que cette année-là justement, Odoric-Victor Liu Hede, lui aussi franciscain, administrateur apostolique du diocèse depuis 1950, a été sacré clandestinement le 18 janvier 1984 ? Il y a donc eu, à partir de cette année-là, deux évêques légitimes pour le même diocèse : un “officiel” réconcilié avec Rome et un “clandestin” en communion avec Rome.
Pendant des décennies encore, la situation des diocèses de Chine et de leur évêque restera souvent compliquée, difficile à évaluer et changeante. La réconciliation avec Rome dans laquelle s’engagent des évêques “officiels” à partir de 1984 est une décision personnelle. En aucun cas, il ne s’agissait, à cette époque, d’un changement d’attitude du Bureau national des Affaires religieuses ou de l’Association patriotique. En 1987, neuf évêques officiels seront consacrés sans mandat pontifical et cinq autres l’année suivante. Dans le même temps, des consécrations “clandestines” se poursuivront pendant une trentaine d’années.
Les relations entre l’épiscopat « officiel » de Chine et les épiscopats d’autres pays se développaient par des visites réciproques. À titre individuel, de nombreux prêtres étrangers cherchaient aussi à venir en Chine et à mieux connaître la situation des catholiques. Le Saint-Siège jugea nécessaire de fixer des normes à l’intention des prêtres et des évêques étrangers qui se rendaient en Chine. Le cardinal Tomko, préfet de la congrégation pour l’Évangélisation des Peuples, et qui connaissait bien la situation de l’Église dans les pays communistes puisqu’il était tchèque, organisait depuis quelque temps des réunions consacrées à la situation de l’Église en Chine. Y participaient différents responsables de la congrégation pour l’Évangélisation, de la secrétairerie d’État, de la congrégation pour la Doctrine de la Foi, des évêques de Hong Kong, de Taiwan et de Macao et des experts. Le futur cardinal Zen participa à plusieurs de ces « réunions secrètes » qui durèrent tant que le cardinal Tomko resta en fonction, c’est-à-dire jusqu’en 2002. On y échangeait des informations, des points de vue, on y étudiait le moyen de répondre aux diverses situations difficiles qui se présentaient.
C’est dans le cadre de ces réunions que fut préparé un document appelé communément « Les huit directives ». Ce document, signé en mai 1988 par le cardinal Tomko, ne fit jamais l’objet d’une publication officielle. Il fut adressé uniquement aux conférences épiscopales et à diverses institutions ecclésiales, mais certains éléments en furent connus assez vite. Le texte complet parut dans la presse taïwanaise quatre ans plus tard [16]. Après avoir rappelé que l’Association patriotique était une organisation inacceptable pour l’Église, le document précisait que, bien que les évêques « officiels » aient été consacrés et nommés de façon illégitime, leur ordination épiscopale était valide, comme l’ordination sacerdotale et les autres sacrements qu’ils conféraient. Les fidèles, chinois ou étrangers, devaient en priorité recevoir les sacrements de la part de prêtres qui sont « en communion avec le pape », mais, en cas de difficulté majeure ou de danger, ils pouvaient s’adresser à des prêtres membres de l’Association patriotique. En revanche, les prêtres et les évêques en visite en Chine ne devaient pas concélébrer avec des prêtres ou des évêques de l’APCC. Les communautés clandestines pouvaient envoyer leurs séminaristes dans les séminaires officiels, en faisant néanmoins preuve de prudence sur le contenu de l’enseignement et sur ce qui était demandé aux séminaristes.
Ces directives romaines furent connues des autorités chinoises seulement quelques mois plus tard. Anthony Liu Bainian, secrétaire de l’APCC, demanda que le Saint-Siège retire ce document, estimant qu’« y renoncer serait ressenti comme un signe posé par le Vatican pour prouver sa bonne volonté dans le rétablissement de relations bilatérales » [17].
La « Mission d’études » de Hong Kong
Le 21 novembre 1989, une douzaine de prêtres et d’évêques « clandestins » se réunirent à Sanyuan, dans le Shaanxi. Ils décidèrent de fonder la « conférence épiscopale de Chine continentale ». Il s’agissait de manifester l’unité de l’Église qui est en Chine, de faciliter les échanges entre les évêques « clandestins » et de coordonner leurs actions. Mgr Pierre Liu Guandong, évêque de Yixian, dans le Hebei, fut élu président et Mgr Liu Shuhe, évêque auxiliaire du même diocèse, fut élu secrétaire. Mais l’existence de ce nouvel organisme fut rapidement connue des autorités. Il y aura plusieurs arrestations dans les semaines et les mois suivants.
Cette initiative des évêques « clandestins », prise sans que Rome ait été consultée, incita le Saint-Siège à créer, à la fin de cette année 1989, ce qui fut appelé discrètement une « Mission d’études ». Un représentant du Saint-Siège fut discrètement installé à Hong Kong. Il avait la charge de « traiter les problèmes et les contacts avec le clergé et les fidèles de l’Église en Chine » [18]. Il n’y eut aucune annonce officielle et ce poste n’a jamais figuré dans l’Annuario pontificio. Le premier titulaire de cette fonction fut, de 1989 à 1992, Mgr Jean-Paul Gobel, un Français, qui officiellement était « conseiller » à la nonciature apostolique de Manille. Lui succédera Mgr Fernando Filoni, de 1992 à janvier 2001. Ils eurent à traiter des questions délicates, notamment celles relatives aux évêques “officiels” ou clandestins de Chine. Mais ils n’eurent aucun rapport direct avec les autorités chinoises ou l’APCC.
Indépendamment de cette Mission d’études établie à Hong Kong, un premier dialogue officiel commença à être engagé entre le Saint-Siège et les autorités chinoises, au début de l’année 1996, dans la plus grande discrétion. Mgr Claudio Celli, un diplomate au service du Saint-Siège, commença à rencontrer, discrètement, des représentants du gouvernement à partir de janvier 1996.
De plus en plus d’évêques illégitimes demandaient à Rome la régularisation canonique de leur situation et, la plupart du temps, ils l’obtenaient après étude de leur dossier. Le mouvement a commencé en 1984, on l’a vu, mais s’est développé surtout à partir de 2000. Dans le même temps, les ordinations épiscopales illégitimes continuaient, à l’instigation des autorités qui rencontraient, néanmoins, de plus en plus de résistance.
Le 6 janvier 2000, Jean-Paul II ordonnait 12 évêques chinois dans la Basilique Saint-Pierre, chiffre symbolique pour les douze mois de l’Année Sainte qui s’ouvrait. Les autorités chinoises (le Bureau des affaires religieuses et l’APCC) souhaitèrent, en réplique, que 12 évêques « officiels » soient ordonnés. Mais plusieurs candidats à l’épiscopat refusèrent leur nomination et leur ordination. Ce seront seulement cinq évêques « officiels » qui pourront être sacrés en cette année jubilaire [19].
Jean-Paul II ne se découragea pas devant ces provocations. Outre la politique de réconciliation avec les évêques « officiels », au cas par cas, menée depuis 1984, le Saint-Siège s’engagea à partir de 2001 dans une politique d’entente avec les autorités chinoises. Il s’agissait de rechercher, en toute discrétion, un accord préalable avant la nomination des évêques. La Mission d’études de Hong Kong, déjà évoquée, fut chargée de cette tâche. Après Mgr Gobel et Mgr Filoni, elle eut un nouveau titulaire, à partir de janvier 2001, Mgr Eugène Nugent. Il occupa ce poste de 2001 à 2010. Il n’était pas en relation directe avec les autorités chinoises – il n’a jamais pu aller sur le continent. Mais, par les diocèses, il était informé des candidats proposés à l’épiscopat par le clergé local, et tandis que l’APCC ratifiait ou non le choix du clergé local, le dossier était présenté aussi au Vatican par Mgr Nugent. C’est ainsi qu’à partir de 2002, des évêques « officiels », mais pas tous, ont pu être nommés par Pékin, mais avec l’accord de Rome. La première nomination de ce genre fut celle de Pierre Feng Xinmao. Né en 1963, ordonné prêtre en Chine en 1998 après des études à l’Université catholique de Louvain, il fut nommé évêque coadjuteur d’Hengshui en 2002, avec le double accord des autorités chinoises et du Saint-Siège. Mais, comme la nouvelle de cet accord avait été ébruitée avant sa consécration épiscopale, celle-ci a été retardée jusqu’au 6 janvier 2004 ! Par la suite et jusqu’à ce jour, bien d’autres évêques ont été nommés selon le principe de la double consultation.
La sollicitude pastorale de Benoît XVI
En avril 2005, Jean-Paul II mourait. Le double mouvement engagé – retour à la communion au cas par cas d’évêques « officiels » et nomination de nouveaux évêques par un accord entre Rome et Pékin – fut poursuivi. Mais un accord n’était toujours pas trouvé. Ainsi, en avril-mai 2006, en l’espace de quinze jours, quatre nouveaux évêques furent consacrés : deux le furent avec l’accord du pape et de Pékin ; les deux autres sans l’accord du pape, ce qui leur valut l’excommunication latæ sententiæ.
Au cours du synode sur l’eucharistie, qui se tint au Vatican en octobre 2005, Mgr Zen, évêque de Hong Kong, déclara – et c’était la première fois que c’était publiquement affirmé – que la communion avec le Saint-Siège progressait à grands pas dans l’épiscopat « officiel » : « L’Église de Chine, apparemment coupée en deux, une officielle reconnue par le gouvernement et une clandestine qui refuse d'être indépendante de Rome, est en réalité une seule Église, car tous veulent être unis au pape. Après de longues années de séparation forcée, la grande majorité des évêques de l’Église officielle est légitimée par la magnanimité du Saint-Père. Spécialement ces dernières années, il est devenu toujours plus évident que les évêques ordonnés sans l'approbation du Souverain Pontife ne sont acceptés ni du clergé ni des fidèles » [20].
Au cours du consistoire du 24 mars 2006, Benoît XVI crée 15 cardinaux. Parmi eux, il y avait Mgr Zen. Il sera associé de près à toutes les initiatives de Benoît XVI en faveur de l’Église en Chine ; notamment, avec d’autres, à la rédaction de la Lettre aux catholiques de Chine que le pape publia le 27 mai 2007 [21]. Elle comprend deux parties : une évocation de la situation de l’Église et les aspects théologiques de certains problèmes, puis des « orientations pastorales ».
Le pape était « bien conscient que la normalisation des relations avec la République populaire de Chine demande du temps et qu’elle présuppose la bonne volonté des deux parties ». La solution des problèmes existants ne peut pas être trouvée « à travers un conflit permanent avec les autorités civiles légitimes » ; mais il affirmait aussi qu’« une complaisance envers ces mêmes autorités n’est cependant pas acceptable quand ces dernières interfèrent de manière indue dans des matières qui concernent la foi et la discipline de l’Église ».
Le pape insistait sur la nécessaire unité dans l’Église qui est en Chine : « Que chaque évêque soit en communion avec les autres évêques, et que tous soient en communion visible et concrète avec le pape ». Ce dernier point était presque acquis, on l’a vu. Il fallait aussi que « clandestins » et « officiels » en communion avec Rome se réconcilient et travaillent en commun pour le bien des fidèles.
Benoit XVI, faisant allusion à l’Association patriotique et au Bureau national des Affaires religieuses, réaffirmait clairement que « la prétention de certains organismes, voulus par l’État et étrangers à la structure de l’Église, de se placer au-dessus des évêques eux-mêmes et de guider la vie de la communauté ecclésiale ne correspond pas à la doctrine catholique ».
Évoquant les évolutions notables intervenues dans l’épiscopat chinois depuis deux décennies, Benoît XVI distinguait quatre cas et demandait une clarification des situations :
- à propos des évêques « officiels » réconciliés avec Rome (la quasi-totalité des évêques « officiels », on l’a vu), Benoît XVI relevait que « malheureusement, dans la majorité des cas, les prêtres et les fidèles n’ont pas été convenablement informés de la légitimation obtenue par leur évêque, et cela a donné lieu à de nombreuses et graves problèmes de conscience. De plus, certains évêques légitimés n’ont pas posé de gestes qui prouvaient clairement la légitimation obtenue ». Aussi il jugeait « indispensable que, pour le bien spirituel des communautés diocésaines intéressées, la légitimation obtenue puisse être rendue publique dans un temps bref et que les évêques légitimés posent toujours plus des gestes sans équivoque de leur pleine communion avec le Siège de Pierre » ;
- à propos des évêques, « en nombre très réduit » (une dizaine à cette époque), qui « ont été ordonnés sans mandat pontifical et qui n’ont pas demandé, ou qui n’ont pas encore obtenu, la légitimation nécessaire », Benoît XVI rappelait que l’Église les considère comme « illégitimes, mais validement ordonnés » et qu’ils « exercent validement leur ministère dans l’administration des sacrements, même si c’est de manière illégitime ». Benoît XVI souhaitait que tous, s’ils présentent les « conditions nécessaires », parviennent « à la communion avec le successeur de Pierre et avec tout l’épiscopat catholique » ;
- à propos des évêques nommés, de façon de plus en plus fréquente, grâce à un accord intervenu entre Pékin et Rome, Benoît XVI insistait sur la nécessité de choisir « des prêtres dignes, respectés et aimés des fidèles, et des modèles de vie dans la foi, possédant une certaine expérience du ministère pastoral » ; façon de souligner que les nominations intervenues ces dernières décennies n’étaient pas toujours les meilleures. Le pape exprimait aussi clairement son attente : « Le Saint-Siège aimerait être entièrement libre de la nomination des évêques », ce qui signifiait qu’il ne l’était pas ;
- à propos des ordinations épiscopales « clandestines », le pape commençait par rendre hommage à ceux qui avaient osé les accomplir : « Nous devons remercier le Seigneur pour cette présence constante et empreinte de souffrance d’évêques qui ont reçu l’ordination épiscopale conformément à la tradition catholique ». Il souhaitait « que ces pasteurs légitimes puissent être reconnus comme tels par les autorités gouvernementales ». Mais il jugeait aussi que « la clandestinité ne rentre pas dans la normalité de la vie de l’Église ». Considérant la situation nouvelle de l’Église en Chine et les changements survenus dans les nominations épiscopales, il demandait que cessent les ordinations « clandestines » d’évêques. En conclusion, il écrivait de façon solennelle : « Je révoque, par la présente Lettre, toutes les facultés qui avaient été concédées pour faire face à des exigences pastorales particulières, nées en des temps spécialement difficiles ».
Cette révocation des pouvoirs spéciaux donnés par Jean-Paul II en 1981 était souhaitée par certains évêques « clandestins » eux-mêmes et par beaucoup de ceux qui connaissaient bien la situation de l’Église en Chine. En effet, les facultés extraordinaires concédées par Jean-Paul II aux évêques chinois avaient eu pour résultat un nombre considérable d’ordinations épiscopales “clandestines”. Cette initiative exceptionnelle avait été nécessaire pour sauver la liberté de l’Église, assurer la continuité d’un clergé fidèle et d’une vie de foi authentique. Mais parfois, des ordinations épiscopales avaient été faites sans nécessité réelle ou conférées à des prêtres insuffisamment formés. En 2001, Mgr John Tong, évêque auxiliaire de Hong Kong, écrivait : « Des évêques furent sacrés sans discernement sur une plus grande échelle que prévu. Certains diocèses ont jusqu’à trois évêques ordinaires. […] Ce sont des hommes d’une grande foi, mais beaucoup n’ont jamais reçu de formation appropriée » [22].
Malgré la révocation faite par Benoît XVI en 2007, les ordinations épiscopales « clandestines » n’ont pas cessé immédiatement, ne serait-ce que parce que la Lettre du pape n’a été connue que difficilement en Chine continentale. Il y a eu encore quelques consécrations épiscopales clandestines. La dernière ordination épiscopale faite sans l’accord préalable du Saint-Siège a eu lieu en 2014.
Au total, entre 1980 et 2014, il y aura eu 99 consécrations épiscopales « clandestines ». Pour neuf d’entre elles, ce furent des ordinations irrégulières, c’est-à-dire invalides par non-respect du rituel et « surtout par manque de clarté sur les circonstances dans lesquelles elles avaient eu lieu et de la procédure suivie » [23].
L’accord provisoire de septembre 2018
Benoît XVI, dans la suite de sa Lettre aux catholiques chinois, créa une commission pour la Chine. Deux conceptions différentes des rapports avec la Chine s’y manifestèrent [24]. L’une qui recherchait l’unité de l’Église par la réconciliation entre évêques et fidèles chinois ; l’autre qui insistait sur l’unification par un accord rapide entre le Saint-Siège et les autorités chinoises. Le cardinal Zen comme le pape estimaient que la réconciliation, qui se situe au niveau des âmes, était réalisable, mais qu’un accord avec les autorités serait beaucoup plus difficile à obtenir et supposait la bonne volonté du gouvernement.
Le Bureau national des Affaires religieuses et l’Association patriotique cherchaient toujours à contrôler l’Église, ses activités et les nominations. En 2010, sur les 11 évêques ordonnés cette année-là, dix le furent avec l’approbation du pape, mais un, Mgr Guo Jincai, le fut sans approbation pontificale. Le 14 juillet 2011 encore, Joseph Huang Bingzhang était consacré évêque coadjuteur de Shantou, sans avoir sollicité l’accord du Saint-Siège. Il fut excommunié par le Vatican. Il en sera de même pour Joseph Yue Fusheng, ordonné évêque d’Heilongjiang sans mandat pontifical le 6 juillet 2012.
En février 2013, Benoît XVI renonçait à son ministère pontifical. Le 14 mars suivant, le cardinal Bergoglio lui succédait sous le nom de pape François. La nomination de Mgr Parolin à la tête de la secrétairerie d’État marqua la volonté du nouveau pape de renouer avec une diplomatie qui fasse primer le dialogue, une ligne « casaroliste », comme on dit à Rome, en référence au cardinal Casaroli qui fut le grand artisan de l’Ostpolitik.
Concernant la Chine, le pape François et le cardinal Parolin choisirent de ne plus réunir la commission pour la Chine créée sous Benoît XVI et de reprendre le dialogue avec Pékin pour arriver à un accord. En juin 2014, Mgr Celli fut une nouvelle fois chargé de renouer des contacts officiels. Il obtint l’accord des autorités communistes pour créer une « commission mixte » composée de représentants du Saint-Siège et de représentants du gouvernement chinois. Elle se réunira alternativement à Rome et à Pékin. La délégation du Vatican était dirigée par Antoine Camilleri, sous-secrétaire pour les rapports avec les États et comprenait aussi Mgr Celli. La délégation chinoise fut conduite par Wang Chao, vice-ministre des Affaires étrangères, chargé également de « l’organisation interne du Parti au ministère ».
Les rencontres se succédèrent entre 2015 et 2018. Les sujets en discussion furent peu à peu connus : la nomination des évêques, l’avenir de l’Association patriotique, la situation des évêques illégitimes, la reconnaissance par le gouvernement des évêques non officiels. Si le cardinal Zen exprimait de manière régulière ses inquiétudes sur le contenu de l’accord qui se profilait, son successeur à la tête du diocèse de Hong Kong, le cardinal Tong, se montrait, lui, favorable à la conclusion d’un accord.
Le Bureau national pour les Affaires religieuses, dirigé depuis 2009 par Wang Zuoan, qui est aussi membre du Comité central du Parti communiste chinois, rappelait régulièrement les deux conditions pour un accord avec Rome : que le Saint-Siège rompe ses relations diplomatiques avec Taïwan et s’engage à ne pas intervenir dans les « affaires internes » de la Chine.
La première exigence n’était pas la plus difficile à satisfaire. Les évêques taïwanais ont fait connaître depuis plusieurs années à Rome qu’ils étaient prêts à renoncer à avoir une représentation diplomatique du Saint-Siège sur leur territoire, si cela permettait d’aboutir à un accord satisfaisant pour l’Église qui est en Chine.
En revanche, les difficultés vinrent de deux diocèses où coexistaient un évêque « clandestin » et un évêque « officiel » non réconciliés avec le Saint-Siège. L’accord qui se dessinait prévoyait la « réconciliation » avec les évêques « officiels » encore excommuniés. En décembre 2017, la délégation du Saint-Siège demanda à deux évêques « clandestins », Mgr Pierre Zhuang Jianjian, évêque de Shantou, et Mgr Vincent Guo Xijin, évêque de Mindong, de renoncer à leur siège au profit d’évêques « officiels » dont l’excommunication allait être levée. Cette demande scandalisa les deux évêques concernés. Ils obtinrent le soutien du cardinal Zen qui en janvier 2018 vint plaider leur cause auprès du pape François.
Le cardinal fit connaître sur son blog, le 29 janvier, la démarche qu’il avait faite auprès du pape. Il exprimait à nouveau ses craintes sur l’accord en préparation. La « réconciliation » entre catholiques chinois « est possible parce qu’elle ne dépend que de notre bonne volonté ». En revanche, le « dialogue » avec le gouvernement chinois est beaucoup plus difficile et périlleux : « Cela a-t-il le moindre sens dans la situation actuelle alors que le Parti communiste chinois est plus puissant et dominateur que jamais ? Quand aussi bien ses actions que ses déclarations vont dans la direction d’un contrôle plus strict de toutes les religions et plus particulièrement des religions soi-disant “étrangères” ? »
Inversement, le cardinal Parolin justifiait, lui, l’accord en préparation en affirmant : l’objectif n’est pas « de ne plus avoir à parler d’évêques “légitimes” et “illégitimes”, “clandestins” et “officiels” dans l’Église en Chine, mais de se rencontrer entre frères, en redécouvrant le langage de la collaboration et de la communion » [25].
Le 22 septembre 2018, le service de presse du Vatican annonçait la signature à Pékin d’un accord provisoire – c’est son titre officiel – entre la République populaire de Chine et le Saint-Siège. Le qualificatif de « provisoire » est important. L’accord porte sur trois points :
- la reconnaissance de la pleine communion pour les sept évêques “officiels” qui étaient encore excommuniés parce qu’ils avaient été nommés évêques sans l’accord du Saint-Siège et consacrés sans mandat pontifical ;
- l’érection d’un nouveau diocèse (Chengde) ;
- une nouvelle procédure de nomination des évêques.
Cette nouvelle procédure n’est pas connue, à ce jour, dans ses détails. On a compris néanmoins que Pékin présenterait des candidats, que Rome examinerait les dossiers de candidature et procéderait, ou non, à la nomination. Trois jours après l’annonce de cet accord, lors de la conférence de presse qu’il a donnée dans l’avion qui le ramenait des Pays Baltes, le pape François, dans le langage simple et direct qu’il affectionne, a été un peu plus explicite : « Ici, il ne s’agit pas que de nominations. C’est un dialogue sur les éventuels candidats. La chose se fait par le dialogue. Mais c’est Rome qui nomme, c’est le pape qui nomme, c’est clair ».
Le cardinal Zen, lui, est resté fermement opposé à cet accord provisoire [26]. Le gouvernement de Pékin, explique-t-il, est un pouvoir athée et persécuteur. Une autorité à laquelle on ne peut pas faire confiance et qui, dans sa visée totalitaire, ne cherche qu’à contrôler toutes les institutions culturelles et religieuses. L’accord de septembre « est un mauvais accord », estime-t-il. Il examine une à une les trois décisions, connues pour l’instant :
Le choix des nouveaux évêques dépendra finalement du gouvernement. Le pape pourra mettre son veto, mais combien de fois et pendant combien de temps ?
La réconciliation avec les évêques de l’Église patriotique ? Le pape peut lever l’excommunication qui les frappe. Il l’a fait pour sept d’entre eux. Mais une chose est la levée des sanctions qui leur avaient été imposées, une autre est de les reconnaître comme évêques d’un diocèse et de leur donner une juridiction. Ce sont de mauvais évêques, déconsidérés. Deux d’entre eux sont “mariés”, vivent en concubinage, en contradiction avec la discipline de l’Église. C’est une chose terrible. L’un d’eux est président de la conférence des évêques de Chine, organisation non reconnue par Rome, sans aucun pouvoir réel ; elle n’est qu’une courroie de transmission du gouvernement chinois.
Enfin, que vont devenir les évêques de l’Église clandestine ? Ils vont être nommés à nouveau par le gouvernement ? Et ceux qui refusent seront réduits à être des évêques émérites ? C’est un accord qui va détruire l’Église catholique fidèle, qui va détruire l’Église clandestine.
Les catholiques de Chine ont accueilli l’accord provisoire avec des sentiments mitigés. Certains l’ont sans doute accueilli dans l’espérance qu’il pourrait améliorer la situation. Beaucoup l’ont accueilli dans l’inquiétude. Les « clandestins » se demandent ce qu’ils vont devenir. Leurs évêques et leurs prêtres seront-ils reconnus par les autorités civiles, régularisés pour ainsi dire ? L’Association patriotique va-t-elle subsister ?
Depuis l’accord de septembre 2018, la situation des catholiques restés fidèles à Rome ne s’est pas améliorée. Des chapelles “clandestines” ont été fermées. Le contrôle étatique sur les églises “autorisées” s’est renforcé. En novembre 2018, comme j’ai pu le constater le mois suivant dans le diocèse de Wenzhou, les autorités ont installé dans toutes les églises un autre tableau où vont figurer le nom et la photo des représentants du Bureau national des Affaires religieuses qui seront chargés, à tour de rôle, d’inspecter l’église, de vérifier que le prêtre célébrant est bien “enregistré”, d’écouter les sermons, etc.
Les catholiques du Hebei, à l’ouest de Pékin, connaissent la situation la plus difficile du pays. Beaucoup de lieux de culte sont « non inscrits », donc clandestins. Depuis l’accord de septembre, les autorités politiques obligent tous les prêtres à s’enregistrer, sous peine d’être renvoyés dans leur famille et assignés à résidence. Dans le certificat qu’ils ont à signer, il y a obligation de s’affilier à l’Association patriotique. Plusieurs prêtres ont interrogé le chargé d’affaires du Saint-Siège établi à Hong Kong pour savoir s’ils devaient signer ce document. Le chargé d’affaires leur a répondu de ne pas le faire. Ce qui montre que le Saint-Siège n’est pas disposé à tout accepter, malgré l’accord provisoire.
Dans les mois qui ont suivi l’accord provisoire pourtant, ce que redoutait le cardinal Zen est arrivé. Mgr Celli est retourné à Pékin en décembre 2018 pour s’assurer de l’application de l’accord provisoire. Deux évêques « clandestins » ont dû, sur ordre du pape, céder leur siège à deux des évêques dont l’excommunication a été levée par le pape François.
Dans le diocèse de Mindong, 80 % des catholiques sont « clandestins », 50 prêtres sont « clandestins » contre 6 ou 7 « officiels ». Les 170 religieuses du diocèse sont “clandestines”. 300 laïcs se dévouent aussi aux œuvres de l’Église « clandestine ». L’évêque « clandestin », Mgr Guo Xijn, a dû s’effacer au profit de Mgr Zhan Silu, évêque anciennement excommunié désormais « réconcilié » avec le pape. Dans le diocèse de Shantou, également, Mgr Zhuang Jianjian, a laissé la place à Mgr Huang Bingzhang, évêque anciennement excommunié désormais « réconcilié » avec le pape.
La mise en œuvre de l’accord provisoire commence à peine. L’urgence d’un accord tenait aussi au fait que de plus en plus de sièges épiscopaux étaient vacants. Les évêques “clandestins” ne pouvaient plus consacrer d’évêques depuis l’abrogation des facultés extraordinaires par Benoît XVI en 2007. Par ailleurs, beaucoup de sièges “officiels” étaient sans titulaire, pour diverses raisons. Mgr Ma Yingli, président de la conférence des évêques de l’Église catholique en Chine a estimé récemment que, « parmi les 98 diocèses du pays, presque la moitié d’entre eux n’ont pas d’évêque et plusieurs évêques âgés sont sur le point de se retirer » [27].
L’Église qui est en Chine – et qui compte quelque 10 millions de fidèles – parviendra-t-elle à retrouver l’unité ? Jean-Paul II, Benoît XVI et le pape François y ont œuvré, chacun à sa manière, par des décisions successives.
Quoi qu’il en soit, cette Église a dès à présent et aura toujours plus dans l’avenir à se confronter à un mot d’ordre idéologique auquel tient beaucoup le président Xi Jinping : la « sinisation » (zhongguohua, en anglais sinicization). Il emploie ce concept depuis 2011 (il n’était alors que vice-président). Depuis 2015, il l’applique également aux religions présentes en Chine. Il estime que, pour se « siniser », les religions doivent accepter cinq « transformations », notamment par l’adoption de styles architecturaux chinois « pour construire les édifices religieux » et la nécessité d’« indigéniser la théologie en contextualisant les sermons ». Les instances catholiques les plus proches du régime communiste, l’Association patriotique et la conférence des évêques de l’Église catholique de Chine, se sont réunies les 21 et 22 février 2017, à Wuhan, pour discuter de cette « sinisation » et élaborer un plan.
Le « plan quinquennal de sinisation », en 15 pages, qu’elles ont élaboré a été envoyé à tous les diocèses chinois en juin 2018, c’est-à-dire trois mois avant la signature de l’accord provisoire [28]. La sinisation doit concerner tous les domaines : théologie, liturgie, architecture, décoration des églises, musique, chants, etc. Un manuel de la sinisation sera publié à l’avenir.
Ce plan quinquennal fait référence à plusieurs reprises à la « Triple autonomie » dont on a vu qu’elle a été à la fois l’objectif et le prétexte du contrôle que le Parti communiste chinois a imposé à l’Église catholique. La « sinisation » n’en est qu’une version différente.
Dans cette perspective, on doit redouter que l’accord provisoire de septembre 2018 ne soit, pour le gouvernement de Pékin, qu’un moyen supplémentaire pour atteindre ses objectifs politiques.
Y. Chiron
Présentation auteur :
Yves Chiron, historien, collabore régulièrement à Sedes Sapientiæ. Il vient de publier une histoire de l’Église catholique en Chine des origines à nos jours (La Longue marche des catholiques chinois, Artège, mars 2018). Il a séjourné à deux reprises en Chine, à Hong Kong pour rencontrer le cardinal Zen et différents spécialistes de l’Église catholique en Chine, et dans le diocèse de Wenzhou pour rencontrer des communautés catholiques « officielles » et « clandestines ».
[1] Les différents appels et manifestes des catholiques « patriotiques » de cette période sont reproduits dans le China Missionary Bulletin, mensuel qui est publié à Shanghai à partir d’avril 1948 et qui sera publié ensuite à Hong Kong sous le titre Mission Bulletin.
[2] L’ancienne graphie de son nom est Tang Yee-ming. C’est sous ce nom qu’il a publié ses mémoires : Comme ses voies sont insondables ! Mémoires 1951-1981, Hong Kong, Caritas Printing Centre, 1991 (2e éd.).
[3] Mgr John Tong, Défis et espérance. Témoignages de l’Église catholique en Chine, Aide à l’Église en détresse, 2001, p. 66.
[4] Leurs témoignages, et les informations qu’ils ont données, ont été publiés dans Mission Bulletin, décembre 1955, pp. 884-888.
[5] J. Tong, Défis et espérance, op. cit., p. 72.
[6] Déclaration et statuts ont été publiés le 8 août 1957 en français par La Colombe Messagère, l’hebdomadaire des « catholiques patriotes » du diocèse de Shanghai. Les textes ont été reproduits intégralement par le Bulletin de l’Agence Fides, le 7 septembre 1957, et par La Documentation catholique [DC], n° 1262, 13 octobre 1957, col. 1325-1330.
[7] Information publiée par le journal italien Giornale del Popolo, le 31 juillet 1957, cité par DC, op. cit., col. 1329.
[8] D. Tang, Comme ses voies sont insondables !, op. cit., p. 76.
[9] « L’Église et la Chine », L’Osservatore romano, 13-14 septembre 1976 ; trad. dans DC, n° 1705, 3 octobre 1976, pp. 836-838.
[10] Paul Beauchamp, s. j., « Église catholique et Chine 1980 », Études, mai 1980, p. 686.
[11] Giancarlo Politi, p. i. m. e. [Institut pontifical pour les Missions étrangères], « Underground Episcopal Consecrations in the PRC. Thirty Years Later », Tripod, XXI, hiver 2011, n° 163, pp. 5-19.
[12] J. Tong, « The Church from 1949 to 1990 », dans The Catholic Church in Modern China, E. Tang et J. P. Wiest éd., New York, Orbis Book, 1993, p. 23.
[13] J. Tong, Défis et espérance, op. cit., p. 95.
[14] Mgr Jin Luxian, Learning and relearning. 1916-1982, Hong Kong, Hong Kong University Press, 2012, p. 274.
[15] Information donnée par le P. Sergio Ticozzi, p. i. m. e., en fonction à Hong Kong, dans une lettre qu’il m’a adressée le 15 octobre 2018.
[16] Dans le Shandao Weekly du 9 septembre 1992. Reproduction intégrale dans Anthony S. K. Lam, The Catholic Church in Present-Day Church, Hong Kong, The Holy Spirit Study Centre, 1997, pp. 172-176, et analyse par le cardinal Joseph Zen, Per amore del mio popolo non tacerò, Hong Kong, Chora Books, 2018, pp. 7-9.
[17] Dépêche de l’APIC le 23 juin 1989.
[18] Lettre du P. Sergio Ticozzi, p. i. m. e., à l’auteur, le 23 janvier 2019.
[19] Dépêche de l’Agence APIC le 5 janvier 2000 et J. Zen, Per amore del mio popolo, op. cit., p. 10.
[20] Vatican Information Service, 13 octobre 2005.
[21] DC, n° 2384, 15 juillet 2007, pp. 664-679.
[22] J. Tong, Défis et espérance, op. cit., p. 95.
[23] Lettre du P. Sergio Ticozzi, p. i. m. e., à l’auteur, le 15 octobre 2018.
[24] J. Zen, Per amore del mio popolo, op. cit., pp. 62-63.
[25] Interview publiée dans Vatican Insider, 3 février 2018.
[26] Entretien avec l’auteur, enregistré le 10 octobre 2018 à Hong Kong.
[27] Global Times, 18 décembre 2018.
[28] Traduit en anglais et publié par l’agence d’information catholique UCA, le 31 juillet 2018 : Five-Year Plan on Carrying Forward the Catholic Church’s Adherence to the Direction of Sinicization in Our Country (2018-2022).